Dans un ouvrage paru en 1929, l’écrivain hongrois Frigyes Karinthy évoquait l’idée que toute personne était connectée à n’importe quel autre habitant de la planète par une chaîne formée de six individus ou moins. Popularisée sous le nom des six degrés de séparation, cette théorie a inspiré une pièce de théâtre, des films, dont Babel, des chansons et même le jeu de société Six Degrees of Kevin Bacon.
Si l'idée que le genre humain habite un monde aussi interconnecté vous impressionne, imaginez ceci: 95% des quelque 15 000 espèces de poissons qui peuplent les océans sont à moins de trois degrés de séparation les unes des autres. Voilà l’un des constats d’une étude internationale publiée dans Nature Ecology & Evolution par 15 chercheurs, dont Philippe Archambault, du Département de biologie.
Pour arriver à cette conclusion, le professeur Archambault et des scientifiques de neuf pays ont construit un modèle permettant de visualiser et de mieux comprendre la dynamique des réseaux trophiques des poissons marins. Le modèle repose sur une masse colossale de données publiques décrivant la répartition géographique de 11 365 espèces de poissons marins, leur taille – une caractéristique qui influence fortement leur position dans les réseaux trophiques – et les interactions prédateur-proie entre 34 000 espèces faisant partie des chaînes alimentaires des milieux marins. Le modèle inclut également des données sur la température et la salinité de l’eau, deux éléments qui influencent la répartition des espèces, leur degré d’activité et le risque de prédation. Sa résolution est d’environ 110 km X 110 km.
Le produit final est un réseau de réseaux trophiques qui décrit à l’échelle locale quelque 7 062 647 interactions trophiques potentielles entre les espèces incluses dans le modèle. Premier constat, ce mégaréseau est très interconnecté, notamment entre les régions biogéographiques. «Par exemple, la morue arctique et une espèce tropicale de poisson-clown peuvent être reliées par un prédateur commun qui effectue des migrations», explique Philippe Archambault.
La conséquence de cette forte interconnexion est que, globalement, les écosystèmes marins sont plus robustes que l’on croyait, c’est-à-dire qu’ils sont en mesure de bien résister aux perturbations. «Même si, à l’échelle locale, il peut y avoir une surexploitation et une baisse d’effectifs de certaines espèces – qu’on pense à la morue de l’Atlantique du golfe Saint-Laurent par exemple–, il n’y a pas de crash global, souligne le professeur Archambault. Par contre, cette connexion globale fait en sorte que ce qui affecte une espèce peut avoir des répercussions sur une autre espèce qui vit à des milliers de kilomètres de distance.»
Une autre caractéristique des réseaux trophiques des poissons marins est qu’ils sont courts; dans la presque totalité des cas, il y a moins de trois niveaux de séparation. «Cela contribue à la robustesse des réseaux, explique le chercheur. Ainsi, un prédateur peut facilement changer de proie advenant le cas où une de ses proies habituelles se fait plus rare.»
Ce modèle, en apparence théorique, peut avoir des applications bien concrètes. Ainsi, il serait possible d’y avoir recours pour prévoir les répercussions du réchauffement climatique ou de la disparition d’une espèce sur les réseaux trophiques des poissons. «Notre modèle permet aussi de préciser les endroits où se trouvent les réseaux trophiques moins robustes qu’il faudrait protéger en priorité, signale le professeur Archambault. Nos travaux viennent appuyer le travail de l’ONU qui tente de convaincre la communauté internationale d’accorder un statut de protection à 10 % des eaux marines côtières et internationales.»