«Mère de Dieu aie pitié de moi, avocate des pécheurs sois une médiatrice pour moi, Jésus-Christ aie pitié de moi, rédempteur du monde épargne-moi, pécheur.»
Cette prière aux accents émouvants, ici traduite en français à partir du latin d’origine, a traversé les siècles. Sa version originale a comme ancrage l’an 1439 en France, date du décès de l’abbé Jean de Blaisy, dont le tombeau est depuis ce temps conservé à l’abbaye de Saint-Seine, en Bourgogne. Sur la dalle funéraire de la tombe de ce religieux issu d’une famille seigneuriale importante de la région, un sculpteur de l’époque a gravé un Jean de Blaisy à l’aspect squelettique accompagné du texte de ladite prière.
«Ce tombeau est l’un de mes préférés, indique le professeur Robert Marcoux, spécialiste de l’histoire de l’art médiéval. La dalle de pierre qui le recouvre contient des phylactères, une nouveauté dans l’iconographie funéraire d’une époque reconnue pour sa piété compulsive. Dans cette prière, le défunt adresse deux messages, l’un à la Vierge Marie, la médiatrice par excellence auprès de son fils Jésus-Christ, et l’autre au Christ lui-même. Ces messages d’intercession sont ceux de celui dont l’âme comparaîtra devant Dieu à la fin des temps pour être jugée.»
Les deux phylactères sortent de la bouche du personnage longiligne représenté de façon stylisée à l’état de cadavre. Selon le professeur, le cadavre est un signe de l’état de péché du chrétien. «Il rappelle que nous sommes condamnés à mourir parce que nous avons péché, poursuit-il. Dans la mise en scène de la dalle funéraire, la partie supérieure montre un petit être représentant l’âme qui va vers le paradis. Dans la conception chrétienne de l’être humain, l’âme commence la prière, le corps la termine.»
Le tombeau de Jean de Blaisy et plusieurs autres font l’objet d’un article paru en janvier 2021 dans la revue savante Early Music, une publication des Presses de l’Université d’Oxford. Le corpus étudié par le professeur Marcoux comprend 52 dessins de dalles funéraires des 14e et 15e siècles français. Ces images font elles-mêmes partie d’une vaste collection d’images réalisées in situ au 17e siècle pour le compte de l’antiquaire François-Robert de Gaignières. Ces dessins remarquables pour leur grande précision se trouvent aujourd’hui conservés à l’Université d’Oxford et à la Bibliothèque nationale de France, à Paris. Ils sont les témoins de monuments funéraires du nord de la France et de la Bourgogne, la plupart détruits lors de la Révolution française.
D’entrée de jeu, l’auteur de l’étude situe les prières, gravées dans la pierre, à l’intérieur de l’expérience multisensorielle offerte aux croyants par les espaces commémoratifs des églises au Moyen Âge. Pour la plupart, les tombes avec phylactères se trouvaient dans le chœur des églises, mais aussi dans des cloîtres. Ces lieux permettaient un contact constant du défunt avec les passants. En récitant les prières, ces derniers aidaient les morts, grands prélats, princes, aristocrates ou bourgeois, à perpétuer leur mémoire. La prière, parce qu’elle était lue ou chantée, canalisait en quelque sorte la voix du défunt hors du tombeau.
«Les statues, les fresques, les vitraux composaient un visuel très prenant, c’était un spectacle exceptionnel, affirme le professeur Marcoux. Le caractère multisensoriel se constatait aussi dans l’odeur de l’encens que l’on brûlait et dans la communion symbolique, par l’hostie, au corps du Christ. À cette époque, la musique et les chants n’étaient pas en reste, avec la popularité des offices liturgiques et des motets votifs. Aux 14e et 15e siècles en France, le contenu des phylactères était récité ou chanté dans un esprit de miséricorde et d’intercession. Il s’agissait d’appels à la prière écrits à la première personne, comme si le défunt participait à son propre salut. C’étaient des extraits tirés de la Bible ou de la liturgie commémorative funéraire. D’autres inscriptions formaient l’épitaphe et encadraient la scène. Ce spectacle visuel et musical donné par le visiteur avait pour but d’aider l’âme du défunt à se libérer du purgatoire. Le fait que le mort “parle” était un spectacle impressionnant, c’est ce qu’on en retient. Ce spectacle attirait le vivant et lui rappelait sa responsabilité à l’endroit du défunt.»
À ce titre, les phylactères latins de la dalle funéraire du tombeau de Bertholomier de Larchant, un moine décédé en 1450, appellent de façon frappante à la méditation. Voici un extrait de la traduction en français. «Qui que vous soyez… arrêtez, regardez, pleurez, je suis ce que vous serez, de simples cendres, veuillez prier pour moi.»