Le 14 février, au pavillon Louis-Jacques Casault, a été lancé TéléGRAM, un ciné-club voué à des films qui amènent à se questionner sur l'avenir de nos sociétés contemporaines. Organisé, par le GRAM, le Groupe de réflexion pour une autre modernité, TéléGRAM reçoit des experts venant éclairer les œuvres présentées et discuter avec le public.
Pour la suite du monde, classique du documentaire québécois réalisé par Pierre Perrault et Michel Brault en 1962, était à l'affiche de cette première rencontre, au cours de laquelle le public a pu entendre deux panélistes.
Le premier, Mathieu Bureau Meunier, est diplômé de l'Université Laval en histoire contemporaine et auteur de Wake up mes bons amis! La représentation de la nation dans le cinéma de Pierre Perrault. Le second, Olivier Ducharme, est docteur en philosophie de l'Université Laval et auteur de deux ouvrages sur le cinéaste: À bout de patience. Pierre Perrault et la dépossession et Une vie sans bon sens. Regard philosophique sur Pierre Perrault (coécrit avec Pierre-Alexandre Fradet).
La discussion, animée par l'étudiant à la maîtrise en philosophie Marin Clouet-Langelier, a souligné les paradoxes du cinéaste et de son œuvre.
Cinéaste du présent
Pour la suite du monde, long métrage pionnier du cinéma direct, se veut un document à la fois poétique et ethnographique sur les pêcheurs de marsouins de l'île aux Coudres. Abandonnées depuis 37 ans au moment du tournage, les harts – ces longues perches plantées dans le fleuve Saint-Laurent pour piéger le marsouin à marée basse – sont tendues pour une dernière fois à l'invitation de Perrault lui-même.
Bien que Pour la suite du monde relate une tradition déjà morte, les deux conférenciers insistent sur le fait que Pierre Perrault n'était pas un nostalgique. Chez lui, «le passé ne sert à rien tant qu'il ne vient pas nourrir le présent pour construire un avenir», précise Mathieu Bureau Meunier. Si Perrault prend autant de temps à filmer l'installation des harts, c'est que ces objets témoins d'un passé révolu constituent une métaphore, selon lui.
Dans le documentaire, «il y a plusieurs symboles qui montrent l'idée d'un ancrage dans le passé pour pouvoir construire le Québec moderne», continue-t-il. On le voit entre autres dans une scène où les patriarches de l'île retrouvent des «chicots» dans le Saint-Laurent, ces bouts de bois vestiges des anciennes harts. «Les chicots sont une trace du passé, mais qui permet de relancer une entreprise présente.»
D'ailleurs, la pêche au marsouin n'est pour Perrault qu'un prétexte pour entrer en relation avec les gens de l'île aux Coudres. Olivier Ducharme souligne que le cinéaste, dans la plupart de ses films, provoque des situations pour faire naître un documentaire. «Ce qu'il veut aller chercher avec la pêche au marsouin, c'est la parole des gens, dit-il. Parce qu'il a senti que lorsqu'il parlait de la pêche au marsouin, les gens se réveillaient. La parole devenait vivante. C'est ça qui constitue un côté plus politique chez Perrault: aller chercher la parole québécoise, la parole du territoire, qui n'est pas entendue à l'époque.»
Pierre Perrault, un pessimiste?
Un autre paradoxe souligné par les deux conférenciers est le contraste entre les convictions souverainistes de Perrault et un certain pessimisme quant à l'avenir de la nation québécoise.
Olivier Ducharme soutient que ce pessimisme commence à poindre dès le troisième film de la trilogie de l'île aux Coudres, Les voitures d'eau (1968), qui raconte le déclin des constructeurs de goélettes causé par la concurrence de l'industrie navale. On voit alors la fin économique de l'île. «Il y a même une dépossession du fleuve. C'est quelque chose de plus ou moins montré dans les deux premiers films, mais le troisième les éclaire de manière assez explicite: l'île est en train de mourir», dit-il. Pour la suite du monde ne serait donc positif qu'en apparence, selon Olivier Ducharme. «Il y a de la gigue, le monde est vivant, Grand-Louis (Harvey, l'un des protagonistes, NDLR) est comique… Mais pour moi, ce film représente plus ou moins bien le cinéma que Perrault va faire par la suite.»
Mathieu Bureau Meunier reconnaît, quant à lui, une rupture de ton à partir du cycle abitibien, commencé en 1976. Avant, Perrault «voulait montrer comment on prend de l'énergie pour créer une nation plus forte», affirme-t-il à propos d'Un pays sans bon sens! (1970), qui précède ce cycle. «Il disait qu'au Québec, il ne fallait pas qu'on se replie chacun sur son patelin, et on commençait à le faire. À ce moment, chez Perrault, il y a encore un élan, peut-être pas positif, mais revendicateur. Il y a encore ce discours proactif qu'il faut aller de l'avant pour trouver le pays.»
Par contre, dans le cycle abitibien (Le Retour à la terre, Un royaume vous attend, C'était un Québécois en Bretagne, madame et Gens d'Abitibi), le pessimisme du cinéaste est plus explicite, fait remarquer le conférencier. Promesses non tenues, dépossession de la terre: les documentaires mettent l'accent sur les pertes subies par les fermes familiales d'Abitibi. Ce même sentiment est aussi visible dans le cycle autochtone (Le goût de la farine et Le pays de la terre sans arbre ou le Mouchouânipi), où les Innus vivant dans des réserves ont de moins en moins de contact avec leurs terres et, par le fait même, avec leur mode de vie ancestral. Perrault, dit Mathieu Bureau Meunier, fait prendre conscience de la détresse autochtone engendrée par la dépossession culturelle, un drame encore occulté dans le Québec des années 1970.
La discussion se conclut avec une réflexion sur l'apport du cinéma de Perrault dans le Québec contemporain. C'est-à-dire l'idée très actuelle qu'être Québécois n'a pas le même sens pour tous et que, par conséquent, le Québec est un ensemble pluriel d'identités. Dans ses films, «Perrault n'essaie pas de montrer un Québec uni, affirme Olivier Ducharme. Le Québec, c'est plusieurs identités, parce que les identités chez Perrault se font sur le territoire. Les agriculteurs abitibiens ne sont pas les mêmes que les gens qui naviguaient sur le Saint-Laurent ou que ceux qui vivent dans les villes, à Montréal ou à Québec. La langue est différente aussi: même si tous parlent “québécois”, leurs prononciations et leurs mots sont différents». Pour Olivier Ducharme, c'est l'une des forces de Perrault, ce qui fait que ses documentaires ont un écho chez le spectateur d'aujourd'hui.
Activités du GRAM
Jusqu'au 19 mars, les curieux pourront se joindre à TéléGRAM pour réfléchir sur le monde contemporain. Les projections à venir les plongeront entre autres dans l'univers du cinéaste russe Andreï Tarkovski. Pour en savoir plus, consulter la programmation du ciné-club, dont les soirées sont gratuites et ouvertes à tous.
Depuis 2019, le GRAM rassemble des étudiantes et étudiants de tous horizons. Médecine, psychologie, génie et philosophie sont quelques-unes des disciplines d'où proviennent les membres de l'association. Leur objectif: faire s'exprimer la pensée des étudiants sur le monde d'aujourd'hui à travers des activités qui leur donnent la parole. Outre son ciné-club et ses cercles de lecture, le GRAM a de grands projets pour l'année 2020-2021, dont la publication d'une revue et même la production de capsules vidéo et de baladodiffusions.