«Je tente toujours d’inviter le lecteur à réfléchir à sa propre existence et à sa vie. À douter de la justesse de l’image qu’il se fait du monde actuel. À le mettre en garde contre les “tendances” qui s’avèrent être des leurres pour la plupart, comme le capitalisme effréné en Occident ou la superficialité des relations humaines, mais toujours en laissant le lecteur libre de faire son choix. Selon moi, il faut demeurer vigilant devant l’évolution de notre société. Ne pas se laisser intimider d’aucune manière. Défendre son opinion si elle est contraire aux “tendances” actuelles. Rester critique face aux informations et réfléchir avant de parler. Ne pas répéter par paresse intellectuelle les dires des autres en réfléchissant et en formant sa propre opinion, éclairée par le débat civilisé, sans cris ni agressivité.»
Ce point de vue personnel sur la société actuelle est celui d’Hans-Jürgen Greif, professeur de littérature française et allemande retraité de l’Université Laval, également professeur retraité de phonétique orthophonique allemande aux chanteurs du Conservatoire de Québec. Il y a une trentaine d’années, jusque-là essayiste, Hans-Jürgen Greif s'est tourné vers l’écriture fictionnelle. À presque 50 ans, il publie sa première œuvre de fiction en français. Il en aura bientôt 80. À ce jour, 16 ouvrages écrits dans la langue de Molière ont paru sous sa signature, dont deux œuvres autobiographiques. Un dix-septième ouvrage en français est actuellement en préparation.
À l’été 2019, Hans-Jürgen Greif a accordé de longues entrevues à François Ouellet, professeur de littérature à l’Université du Québec à Chicoutimi, dans le cadre d’un projet de livre pour la maison d’édition Nota bene. Il y a quelques mois, l’ouvrage La matière des mots, sous-titré Entretiens avec Hans-Jürgen Greif, voyait le jour. Ce livre d’entretiens fait près de 240 pages.
«Dans ce livre, explique-t-il, François Ouellet me pose des questions sur le cheminement qui m’a amené au Québec, mais surtout sur chacun de mes livres de fiction en français. Plusieurs lecteurs m’ont dit qu’ils trouvaient ce jeu de questions-réponses aussi fascinant qu’un roman, sinon plus. Je n'y parle pas uniquement de mes livres, mais de ceux d’autres auteurs essentiels pour ma formation d’écrivain.»
La littérature, la mort, l’Italie
Selon lui, la littérature «aide à l’équilibre de l’être humain en lui permettant l’évasion dans un ailleurs inconnu, tout en restant confortablement chez soi». Une autre définition lui est chère: «La littérature établit un lien entre ce qui n’existe plus ou ce qui a été perdu et ce qu’il faut retrouver. Elle ramène les morts parmi les vivants.» D’ailleurs, le thème de la mort se retrouve dans chacun de ses livres, même quand le sujet est plus léger. «Dès mes études universitaires, poursuit-il, j’avais choisi la mort pour mon premier essai, soit la mort dans l’œuvre d’Ugo Foscolo, un poète du Risorgimento italien.»
L’Italie a toujours occupé une place importante dans la vie de ce ressortissant allemand né en 1941 et émigré au Québec en 1969 pour occuper un emploi à l’Université Laval. Sa mère était originaire de Florence. Ses études doctorales, il les a faites en littérature italienne. L'un de ses romans s’intitule Complots à la cour des papes et, enfin, toute une section de sa vaste bibliothèque personnelle est consacrée à la littérature italienne. Boccace, Pavese et Moravia figurent parmi ses auteurs italiens préférés. «Très tôt, adolescent, j’ai commencé à aimer l’art pictural, raconte-t-il. Jeune adulte, j’ai vécu à Florence. Tous les dimanches, j’étais dans les musées. Florence était “la” ville de la Renaissance. Dans mes livres, j’ai une prédilection pour cette période de l’histoire.»
Cette bibliothèque personnelle contiendrait environ 4500 livres. Les littératures allemande et française y occupent une place de choix. Chez les germanophones, il y a notamment des ouvrages de Goethe, Franz Kafka, Robert Musil, ainsi que ceux des prix Nobel de littérature Heinrich Böll, Thomas Mann et Hermann Hesse. Les Français sont représentés, entre autres, par Stendhal, Colette, Huysmans. Les Anglais, notamment par Oscar Wilde et George Orwell. Les Québécois, entre autres par Jacques Poulin.
«Je suis un grand amoureux des livres, a déclaré cet érudit polyglotte et intellectuel humaniste dans une entrevue précédente. Ce sont mes amis. Je suis un mordu de littérature. C’est la chose la plus importante de ma vie.»
Elias Canetti, prix Nobel de littérature en 1981, représente son grand modèle, «tant pour sa pensée que pour son écriture», souligne Hans-Jürgen Greif. Né en Bulgarie, d’expression allemande, Canetti a écrit Masse et puissance. «Ce livre, dit-il, porte sur les relations entre l’individu et la masse, et comment celle-ci peut être manipulée par le pouvoir.»
Sa langue première, l’allemand, a toujours été la langue la plus forte en lui. «C’est en allemand que j’ai fait mes adieux à ma mère, pas en italien, explique Hans-Jürgen Greif. L’allemand avait déjà pris le dessus quand elle est décédée. Mais depuis que j’écris en français, l’allemand cède la place au français – ce qui change ma façon d’approcher une problématique. Les narrateurs de mes nouvelles et de mes romans sont plus neutres en français qu’en allemand. Plus “distants”.»
Un castrat, un meurtrier psychopathe, Job
Un castrat, un meurtrier psychopathe, Job, les papes, l’Europe, l’Amérique, la Renaissance et les années 2000: l’écrivain carbure à la diversité. «J’aime inventer des existences, indique-t-il. Je pars souvent d’un fait réel et j’en fais quelque chose d’autre. Je n’aime pas rester dans le même domaine. J’aime varier. J’aime vivre ailleurs et dans un autre temps.»
L’autre Pandore, son premier roman en français, paraît en 1990 chez Leméac. L’ouvrage est mis en nomination au Prix du Gouverneur général du Canada. En 2003, L’Instant même publie Orfeo. Ce roman fouillé, étoffé, au style limpide est le préféré d’Hans-Jürgen Greif. Il ouvre une fenêtre sur un univers fascinant, celui des castrats, et des destins bouleversants.
«L’action d’Orfeo se déroule dans l’Allemagne de notre temps et raconte la prise en charge, par un ancien chanteur d’opéra, d’un jeune castrat au fort potentiel», explique l’écrivain qui apprit très jeune à aimer passionnément la musique. «L’opéra, ajoute-t-il, est resté toute ma vie mon genre musical préféré.» Dans ce roman, Hans-Jürgen Greif présente la musique en mots. «Je laisse le narrateur, lui-même musicien et critique musical, parler sur la musique, dit-il. Il marie le mot et la musique.» Ce roman musical se glisse entre l’intention et la voix, épouse les partitions et restitue les délicatesses.
Toujours chez L’Instant même, l’écrivain publie, en 2011, Job & compagnie. «C’est la seule fois où je me suis dit: je veux écrire ce livre-là». Pour rappel, Job est un personnage biblique auquel Dieu impose une série d’épreuves pour éprouver sa foi. Hans-Jürgen Greif invite le lecteur à réfléchir sur le rapport entre l’humain et le divin. «Mon personnage, explique-t-il, contrairement au Job de la Bible, discute avec Dieu, il n’accepte pas ce traitement, il argumente.»