11 mars 2025
«La démocratie n’a d’autre défense qu’une renonciation réciproque à la violence»
Lors d’un grand entretien virtuel pancanadien, le professeur de philosophie Jean-Marc Narbonne a donné son avis sur les défis actuels de la démocratie, à la lumière de son évolution depuis l’Antiquité

— Getty Images / Douglas Rissing
Pourquoi la démocratie réussit-elle à s'imposer et à se maintenir dans certaines sociétés et échoue-t-elle ailleurs? «La démocratie, ce n'est pas juste des institutions, c'est un mode de vie. Il faut s'habituer à vivre en démocratie et accepter ses règles de base, notamment la renonciation à la violence, propre à la démocratie. Je reprends toujours cette image très simple: si vous prenez le pouvoir, vous vous attendez à ce que je ne prenne pas les armes contre vous pour vous arracher le pouvoir; réciproquement, si c'est moi qui suis élu, je m'attends à ce que vous respectiez ce choix. C'est une entente réciproque. Mais comment l'instaurer si on est habitué de se battre pour le pouvoir? C'est un cercle vicieux», a affirmé Jean-Marc Narbonne, professeur à la Faculté de philosophie, qui le 5 mars était l'invité de Conversation avec.
Cette grande conférence publique virtuelle, organisée par le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH) et la plateforme d'information La Conversation Canada, visait à donner la parole au plus récent lauréat de la médaille d'or des prix Impacts du CRHS. Dans un entretien intitulé «Le défi démocratique à travers le temps», le professeur Narbonne, spécialiste de la philosophie grecque antique et de l'influence de la pensée critique sur le développement de la culture occidentale, a discuté des fondements de la démocratie et analysé certains enjeux politiques et sociaux actuels.
Le double héritage de la civilisation occidentale: Athènes et Jérusalem
Invité à présenter d'abord un portrait de la naissance et de l'évolution de la démocratie, Jean-Marc Narbonne a notamment rappelé que «le christianisme a mêlé ses eaux, et son courant, dès le début avec la tradition grecque.» Alors que plusieurs prétendent que la religion est un frein à la démocratie, le professeur préfère nuancer l'idée reçue. «Il y a un paradoxe, dit-il. D'un côté, la tradition chrétienne a refusé l'émergence démocratique et, de l'autre, ce n'est que dans le judéo-christianisme que la démocratie est apparue.» Comment concilier ces deux réalités? Le professeur Narbonne l'explique par les capacités réceptrices du christianisme.
«Dans le judéo-christianisme, il y a d'abord l'idée du double horizon, soit le monde de l'au-delà réglé par la foi et le monde d'ici-bas qu'on peut organiser à sa guise. On le voit dans le verset "Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu." Il y a aussi le message d'égalitarisme, émis par saint Paul, qui rejoint l'idéal de la démocratie avec des citoyens égaux.»
Bien sûr, indique-t-il, dans une théocratie, où la conduite est dictée par une révélation venue d'en haut, l'espace démocratique – c'est-à-dire un espace relativement autonome où on peut choisir un mode de vie – ne peut advenir, comme c'est actuellement le cas dans certains pays.
«C'est important de pondérer tous les éléments pour comprendre le paradigme culturel qui est le nôtre et qui permet l'émergence et l'épanouissement de la démocratie», insiste Jean-Marc Narbonne.
Trump, l'éléphant dans la pièce
Difficile de parler actuellement de démocratie sans penser aux menaces et périls qui pèsent actuellement sur elle, notamment aux États-Unis. Le professeur Narbonne a bien sûr été convié à commenter ce qui apparaît être un recul de la tradition démocratique américaine.
«La vie démocratique, déclare-t-il, suppose une volonté de part et d'autre de vivre en démocratie. Si ce pacte est rompu ou fragilisé, la vie démocratique va évidemment être compliquée. On a l'impression qu'il y a actuellement deux États-Unis. C'est le syndrome des deux cités en une, que les Grecs craignaient déjà: qu'il y ait un schisme à l'intérieur de la cité, avec deux groupes qui ne soient plus capables de se parler. C'est ce qui se passe actuellement aux États-Unis pour différentes raisons, dont la religion. Je ne pense pas qu'il y ait actuellement, ni au Canada ni en Europe, un fondamentalisme religieux comparable à celui qui se trouve dans le Deep South. Tout ça fait en sorte que nous sommes peut-être à un point de rupture.» Et ce point de rupture, Trump l'incarne très bien.
— Jean-Marc Narbonne
«Du point de vue athénien, ajoute-t-il, ça aurait été un cas d'ostracisme. On ne pouvait pas accepter que quelqu'un dans la cité dise: "Moi, je ne vivrai pas selon les règles de la cité".»
Y a-t-il eu chez les Athéniens des moments de régression de la démocratie? «Absolument, répondit-il. Il y a eu des retours à la tyrannie. On connaît deux renversements oligarchiques, ceux de 411 et de 404 av. J.-C. Dans sa Politique, Aristote fait état d'un pacte oligarchique où les factieux promettaient de faire autant de mal au peuple qu'ils le pourraient. La tradition démocratique a toujours été un combat.»
Éduquer la population au compromis
D'où l'importance d'éduquer à la vie démocratique, selon le professeur Narbonne, qui croit que la mise en place de procédés et d'institutions démocratiques doit toujours aller de pair avec une éducation et un mode de vie.
— Jean-Marc Narbonne
Apprendre l'art de la patience et du compromis serait donc l'un des grands secrets de la démocratie. «Et instaurer ça, ce n'est pas toujours évident», conclut le chercheur, qui vient de faire paraître, dans La Conversation, l'article «Au-delà de ses règles et de ses institutions, la démocratie est un mode de vie».
Pour en savoir plus sur le professeur, lisez l'article «Jean-Marc Narbonne, lauréat du prix André-Laurendeau 2023 de l'Acfas».