«Dans le contexte d'un ordre international, il y a des lois, des organisations, des relations, bref des limites à la souveraineté. Celle-ci n'est jamais absolue parce qu'elle est limitée par les relations avec les autres États. C'est la même chose quand on se marie, on est dans une relation qui limite notre souveraineté», a illustré avec humour Bob Rae à l'occasion de la première rencontre du cycle de Grandes Conférences Brian-Mulroney, organisée par l'École supérieure d'études internationales (ESEI). L'activité s'est tenue le lundi 27 janvier devant une salle comble à l'amphithéâtre Hydro-Québec de l'Université Laval.
«M. Trump, a-t-il ajouté, pousse en avant les intérêts de son pays. C'est ce que font tous les premiers ministres et les politiciens. La différence, c'est que les autres le font en acceptant un ordre international.»
Cet ordre, accompagné d'une forme de coopération et de justice internationales, est au centre des préoccupations de Bob Rae depuis sa nomination comme ambassadeur du Canada à l'ONU à l'été 2020, quelques semaines après le début de la pandémie. Dès son entrée en fonction, il a d'ailleurs été secoué par certaines inégalités mondiales.
«Je pensais qu'avec la pandémie, nous étions tous dans le même bateau. Mais un délégué africain m'a dit: “On est touchés par les mêmes vagues, les mêmes tempêtes, mais on est dans des bateaux différents. Vous êtes riches et vous pourrez trouver des vaccins. Nous, on est pauvres et on n'aura pas de vaccin.” J'ai été affecté par cette discussion, qui m'a montré à quel point le monde est divisé d'une façon économique et sociale. C'est l'une des raisons pour lesquelles j'ai décidé d'entrer dans un débat sur le financement pour le développement social», a confié le diplomate canadien.
L'ONU, entre division et unité
Deux autres moments ont marqué Bob Rae depuis le début de son mandat à l'ONU, d'abord l'invasion de l'Ukraine, puis le retour de Donald Trump à la présidence américaine, deux événements qui, selon lui, mettent en évidence d'autres inégalités et problèmes.
«La division la plus importante au sein de l'ONU, c'est entre les cinq pays permanents du Conseil de sécurité qui ont un veto et qui peuvent contrôler les activités de l'organisation et les 198 autres membres. Le veto, ça veut dire que M. Trump peut menacer le Danemark, le Panama ou le Canada et que personne ne peut agir. Lorsque la Russie a attaqué l'Ukraine, le Conseil de sécurité ne pouvait rien faire. La capacité de l'ONU de répondre directement avec force, sa capacité de faire des choses pacifiques et concrètes, est bien minimisée par la structure de l'ONU», a-t-il expliqué.
Cette incapacité d'agir de l'ONU est l'une des raisons pour lesquelles il conclut que les deux récents échecs du Canada dans sa quête à obtenir un siège au Conseil de sécurité des Nations Unies ne sont pas si dramatiques. «Le Canada, affirme-t-il avec conviction, peut jouer un rôle important sur le plan international sans siéger au Conseil de sécurité.» C'est d'ailleurs pour cela que l'ambassadeur canadien a brigué la présidence du Conseil économique et social de l'ONU (ECOSOC). «L'avantage de l'ECOSOC, dit-il, c'est qu'il n'y a pas de veto. Le Canada peut jouer un rôle positif sur le financement du développement, aller au-delà des divisions et des différences, parler avec les pays africains et ceux en voie de développement pour comprendre comment améliorer leur situation.»
Promouvoir les 17 objectifs de développement durable
En tant que président de l'ECOSOC, Bob Rae a pour mission de faire la promotion des 17 objectifs de développement durable (ODD) de l'Agenda 2030. Actuellement, plusieurs pays n'atteignent pas leur cible, alors que Donald Trump vient d'annuler par décret le Green New Deal de l'administration Biden. «Dans ce contexte, comment convaincre les autres grands pollueurs de la pertinence de la transition énergétique?», a voulu savoir l'animateur de l'entretien et directeur de l'ESEI, Jonathan Paquin.
«Les ODD représentent des buts positifs pour tous: mettre fin à la pauvreté et à la famine, assurer l'éducation et la santé de tous… Ce n'est pas une idéologie, c'est seulement le bon sens de l'humanité. Les grands pays industriels en voie de développement, comme l'Inde, l'Indonésie et l'Afrique du Sud, vont devoir chercher un avenir plus vert pour la même raison que nous: par nécessité. Déjà, à New Delhi, les gens ont de la misère à respirer avec la pollution. Il faut avoir confiance et trouver des moyens de financer ce changement», a répondu le diplomate.
Le 51e État?
Bob Rae ne s'inquiète pas outre mesure des sondages qui indiquent qu'une partie de la population albertaine est en faveur d'une annexion aux États-Unis. Selon lui, ces différences d'opinion d'une province à l'autre ne marqueront pas la fin du Canada. «Vous savez, remarque-t-il, les différences d'opinion sont un aspect permanent de notre pays. Nous sommes un pays marqué par les différences de culture, de langue, de religion, de géographie, d'intérêts économiques différents. La présence du Québec dans le pays montre la tolérance pour les différences, célèbre les différences.»
Curieux de connaître la position de Bob Rae sur la réaction que devrait avoir le Canada face à la nouvelle attitude des États-Unis, Jonathan Paquin lui a posé cette question: le Canada doit-il tenter de limiter les dégâts et attendre que la période chaotique de la présidence Trump se termine à Washington ou doit-il mettre de l’avant de grands projets nationaux pour assurer sa souveraineté politique et économique ainsi que sa défense? Bob Rae a répondu qu'il ne faut pas choisir et jouer sur les deux plans. «Et, ajoute-t-il, il est essentiel de travailler avec nos amis mexicains, européens et tous les autres. Nous ne devons pas nous isoler nous-mêmes en luttant contre l'impact de l'isolation américaine.»
— Bob Rae, ambassadeur du Canada à l'ONU
De telles questions et de telles réponses révèlent clairement un changement de paradigmes dans l'ordre mondial et le diplomate s'en désole. «La théorie de l'exceptionnalisme américain, qui prône une Amérique exceptionnelle, à part des autres, est dangereuse. Ça veut dire que cette Amérique n'est pas soumise aux mêmes lois que les autres. Pour moi, la souveraineté est limitée par les relations avec les autres. Nous acceptons un ordre mondial plus grand que nous. Donald Trump, lui, rejette cette idée. Ce n'est pas le monde pour lequel j'ai lutté toute ma vie», affirme le diplomate, qui n'est toutefois pas prêt à baisser les bras devant les nouveaux défis engendrés par ce bouleversement dans les relations internationales.
Les Grandes Conférences Brian-Mulroney
Ce cycle de conférences vise à mettre en lumière des personnalités éminentes du domaine des relations internationales et porte le nom de l’ancien premier ministre du Canada Brian Mulroney pour célébrer son parcours exceptionnel. Bob Rae s'est imposé pour inaugurer cet événement. Troisième Canadien de l’histoire à présider l’un des six principaux organes des Nations Unies, il a été élu à la tête du Conseil économique et social de l’ONU (ECOSOC) en juillet dernier. Par ailleurs, l’homme entretenait des liens d’amitié avec le 18e premier ministre du Canada.
Les Grandes Conférences Brian-Mulroney reflètent l’esprit multidisciplinaire de l’École supérieure d’études internationales. Elles sont organisées dans le cadre du comité Québec capitale internationale, qui regroupe le ministère des Relations internationales et de la Francophonie, la Ville de Québec, Québec International et l’Université Laval. Elles auront lieu deux fois par année et se tiendront éventuellement au Carrefour international Brian-Mulroney.