«Mon quotidien sur la ligne de front, c'était rencontrer et interroger des militaires, parler du matériel, des expériences, des derniers combats», raconte le doctorant, chargé de cours au Département d'information et de communication de l'Université Laval et reporter de guerre français, Jordan Proust.
En décembre dernier, celui-ci a passé 10 jours en Ukraine, dont une semaine dans la région du Donbass, là où s'affrontent les armées ukrainienne et russe depuis le début du conflit. «J'ai été intégré dans une unité de combat, le 97e bataillon mécanisé, poursuit-il. Durant mon séjour, j'ai vu et j'ai été dans de nombreuses tranchées creusées dans le terrain boueux. Il y avait plusieurs réseaux de tranchées, entre celles de la ligne de combat, jusqu'aux lignes arrières, à plusieurs kilomètres du front.»
Pour rappel, l'armée russe a envahi l'Ukraine le 24 février 2022. Au mois de septembre 2024, selon une enquête du Wall Street Journal, le conflit aurait fait jusque-là environ 80 000 morts du côté de l'armée ukrainienne et environ 200 000 morts du côté de l'armée russe.
«Les attaques russes sont quotidiennes, explique le reporter de guerre. Il y a des morts chaque jour. Pour donner une idée, environ 600 soldats russes ont été tués uniquement au mois de novembre. En gros, entre les positions russes et ukrainiennes, on retrouve un véritable champ de cadavres autant russes qu'ukrainiens, de véhicules détruits, d'équipements abandonnés. Mais également d'habitations ou de bunkers détruits. Je n'ai pas vu directement de corps, seulement via les écrans de contrôle des drones.»
Avec les humanitaires, puis avec les soldats
L'été dernier, Jordan Proust a passé trois semaines dans le Donbass, non pas avec les forces ukrainiennes mais avec des travailleurs étrangers, des humanitaires. Ceux-ci faisaient l'évacuation de civils et la distribution de nourriture.
«En juillet, précise-t-il, ce fut une première pour moi d'être aussi près des combats. La ligne était une espèce de no man's land où il n'y avait pas de tirs. En décembre, j'étais avec les gars à se faire bombarder dans les tranchées. Là où on était, nous étions ciblés par des drones kamikazes, des bombes volantes, voire des missiles. Dès le moment où vous entrez sur la ligne avec les militaires, il n'y a pas une seconde de repos. Vous êtes tellement proche. Il n'y a aucune chance qu'on ne soit pas touché à un moment ou à un autre. Je suis resté huit jours complets sur la ligne avec eux, l'endroit où j'étais a été visé deux fois, d'abord par un drone, après par des bombes volantes. L'état de tension était absolument incroyable. Il y a quelques jours, chez moi, je ne pouvais pas dire si j'avais un trouble post-traumatique, mais un énorme stress.»
À l'arrière du front
À l'arrière du front, Jordan Proust et les soldats de son unité ont pris du repos dans un village abandonné. Celui-ci comprenait une soixantaine d'habitations pour la plupart vidées de leurs habitants. Le reporter de guerre s'était installé avec d'autres dans une maison au toit défoncé. Il faisait froid, il n'y avait presque pas d'eau dans le village et peu de nourriture. Ce dénuement reflétait ce qu'il a vu: une armée ukrainienne sans camions de transport, sans chars d'assaut, sans cuisines mobiles.
«L'épuisement, chez les soldats, est généralisé, souligne-t-il. Pourtant, le moral est bon. La motivation est la même pour tous: défendre coûte que coûte le pays. Ils tiennent par leur idéal. Ils tiennent aussi par la fraternité avec les copains.»
Cet esprit particulier s'est vite transmis à Jordan Proust. «J'ai été plongé au milieu d'eux, dit-il, et je suis devenu un frère d'armes au bout d'un quart d'heure. On a couru ensemble sous les drones, on s'est cachés ensemble. S'ils arrivaient à trouver une bière, on la partageait. Comme journaliste, j'ai dû trouver une distanciation pour arriver à faire mon travail dans cette atmosphère inhabituelle.»
Un de ces frères d'armes porte le surnom de Lip. Cet Ukrainien a la particularité d'avoir émigré au Canada, plus précisément à Montréal. En 2024, il décide de retourner dans son pays d'origine pour combattre l'envahisseur russe. «Lorsque je l'ai rencontré, raconte le reporter de guerre, je me suis dit: Le monde est un village!»
Le matin de son dernier jour sur le front, à l'aube, il se fait réveiller brusquement. «Il faut que tu partes maintenant! lui crie un militaire. Les Russes attaquent et on n'est pas sûrs de les retenir.» «Le soir même, indique-t-il, j'apprends que deux des quatre soldats que j'avais interviewés la veille de l'attaque ont été tués. Cette opération militaire a fait reculer les positions ukrainiennes de quasiment un kilomètre. Sur cette partie du front, qui doit faire une dizaine de kilomètres, les Ukrainiens perdent des hommes tous les jours.»
Un prêtre, des combattants étrangers, des civils
Durant son séjour sur le front, Jordan Proust a côtoyé un prêtre ukrainien du nom de Maksym. Celui-ci s'occupe de tous les offices religieux. Chaque jour, il se rend dans les tranchées avec les soldats ukrainiens pour les soutenir et leur apporter un réconfort spirituel. À Jordan Proust, il a remis une Bible et une médaille de saint Christophe. «Je lui ai dit que je n'étais pas militaire, rappelle ce dernier. Il a répondu: Tu es l'un d'entre nous, tu vis la même chose que nous. Pire encore, t'as pas d'arme pour te défendre.»
Dans son unité se trouvaient des combattants étrangers. «J'ai notamment rencontré sept ou huit Français, des Lithuaniens et des Colombiens, explique le reporter de guerre. Ces volontaires sont animés par une belle valeur, la défense de la liberté. C'est leur leitmotiv. Tous m'ont dit la même chose. Ils ont rejoint l'armée ukrainienne pour venir secourir le faible par rapport au fort.»
Une trentaine de civils habitaient encore le village. Jordan Proust s'est entretenu avec quelques-uns d'entre eux. «Ils m'ont tous dit avoir refusé de quitter leur maison, souligne-t-il. Il y a quelques années, cette zone était passée sous contrôle russe, puis l'armée ukrainienne l'a reprise en 2023. Là, on voit que les Russes vont revenir en 2025. Ils n'ont pas été très méchants quand ils ont été là.»
Un avenir incertain
Compte tenu des pertes massives d'hommes côté ukrainien en ce moment, la relève s'avère problématique. «Il reste beaucoup d'hommes disponibles en Ukraine, soutient le reporter de guerre. Les policiers masculins ne sont pas appelables sous les drapeaux, même chose pour les douaniers militaires. Les pères de famille et les étudiants universitaires pareil. En gros, ne sont appelables que les hommes de 25 à 60 ans qui sont célibataires ou mariés sans enfant. Le président Zelensky n'aura d'autre choix que d'abaisser l'âge minimal de la conscription de 25 à 22 ans, ce qui représenterait un afflux de plusieurs dizaines de milliers de nouveaux soldats.»
Sur le plan politique, l'arrivée au pouvoir, dans quelques jours, du président élu américain Donald Trump pourrait changer la dynamique. Les officiers ukrainiens à qui le reporter de guerre a parlé se questionnent à savoir s'il va réussir à faire la paix ou, au contraire, s'il va armer massivement les Ukrainiens. «Ils ne savent pas trop sur quel pied danser», ajoute-t-il.
Selon un expert militaire français, au rythme où vont les choses et vue la taille de l'Ukraine, il faudrait aux Russes entre deux et cinq ans pour prendre le Donbass dans sa totalité. «À ce rythme-là, affirme Jordan Proust, il faudrait encore cinq, six ou sept ans pour s'approcher de la capitale Kiev.»
Il croit qu'il s'agit d'une guerre d'usure et que 2025 serait en continuité avec 2024.