Il y a 80 ans, du 12 au 16 septembre 1944, se tenait la seconde Conférence de Québec au Château Frontenac. L’occasion est belle pour rappeler que cette icône visuelle et gastronomique de la ville de Québec depuis la fin du 19e siècle accueillait déjà de grands événements internationaux, dans ce cas-ci une rencontre militaire de haut niveau entre nations alliées durant la Seconde Guerre mondiale. Grâce à sa grande capacité d’accueil, cet hôtel de luxe a pu loger la plupart des membres des délégations participantes.
«Le corpus de menus du Château Frontenac que j’ai constitué ne contient pas de menus de 1942 à 1945, explique Nathalie Bonneu. Cette période aurait apporté des informations importantes sur l'offre gastronomique en période de guerre mondiale sur un territoire géographiquement loin du front européen. Toutefois, des menus réguliers sont au corpus en 1939, 1940 et 1941. L'an 1939 en Europe, ce n'était pas 1939 en Amérique du Nord. Mais disons globalement que l'offre d'un menu régulier de 1939 était très variée.»
Le menu «régulier», le midi du 17 septembre 1940, l’était aussi. Les plats comprenaient notamment une salade cocktail de crevettes, des œufs pochés sur muffins avec jambon et du saumon gaspésien bouilli avec sauce hollandaise.
Plats, desserts et fromage
Il y a quelques mois, Nathalie Bonneu a fait la soutenance de sa thèse de doctorat en sciences géographiques au pavillon Gene-H.-Kruger de l’Université Laval. Sa recherche, menée sous la direction du professeur associé au Département de géographie, Marc St-Hilaire, avait comme titre Les menus gastronomiques: témoins d’une construction identitaire. Le cas du restaurant du Château Frontenac (Québec) de 1933 à 1960.
Dans le cadre de sa recherche, la doctorante a constitué un corpus de 66 menus gastronomiques rédigés entre 1933 et 1960 au Château Frontenac. Son analyse s’est concentrée sur les plats et les desserts, y compris les fromages, servis en table d’hôte, à la carte ou en banquet. Ce corpus a un caractère diversifié et équilibré. «En raison de son statut, le Château attirait les plus grands chefs, souligne Nathalie Bonneu. C'étaient des artistes d’expérience, des professionnels de la cuisine.»
Un des aspects étudiés était la provenance des produits. «Le Château, raconte-t-elle, était un maillon de la chaîne du chemin de fer Canadien Pacifique. La facilité des transports permettait de faire venir des produits frais, d’aussi loin que Winnipeg au Manitoba, pour le rouget, ou de Digby en Nouvelle-Écosse, pour les pétoncles. Le Canadien Pacifique avait aussi la capacité financière de se procurer des produits de renom, du Québec ou d’ailleurs, comme de la côte du Pacifique ou de l’Alaska.»
Le 350e anniversaire de Québec
Sur la période étudiée, 1958, année du 350e anniversaire de la ville de Québec, ressort par le nombre élevé de menus rédigés et conservés par le Château Frontenac.
Le menu à la carte du vendredi 4 juillet vaut le coup d’œil. La centaine de plats qu’il propose se répartissent en une quinzaine de catégories. L’étonnante variété de plats comprenait notamment du caviar, un consommé au fumet de céleri, du poisson rouge de Floride grillé, une côtelette d’agneau française aux pois verts, un steak grillé sur feu de bois, des asperges fraîches, une tomate au four, des viandes froides assorties avec poulet, de la salade d’avocat, une roulade à la crème, un parfait à l’érable, des fraises fraîches, une pomme canadienne, des fromages importés tels que le danois bleu et le Stilton anglais, du thé et du café avec crème. Bref, de tout pour tous les goûts.
Les prix, eux, étaient à l’avenant. Le cocktail de homard servi ce jour-là au restaurant du Château coûtait 1,90$. Un plat de haricots verts, 0,50 cents. Le pâté de veau et jambon, 1,50$. Une compote de fruits, 0,50$. Un morceau de gruyère, 0,70$.
La recherche de Nathalie Bonneu a permis de mettre en évidence le poids historique et culturel du Québec avec ses influences anglo-saxonnes, ainsi que des éléments du système alimentaire du canadien-français, par exemple le sirop d’érable et la tourtière. À ceux-ci s’ajoutaient des appellations spécifiques, par exemple «porc à la Québécoise» et «paillard de veau St-Laurent». «Dans mon corpus, souligne-t-elle, ces appellations avec références "québécoises" représentent 5% de l’offre des plats, les anglophones 3% et ceux de type cuisine classique 86%.»
Les bourgeois mangeaient bien
Il se dégage des menus étudiés par Nathalie Bonneu que «les bourgeois de Québec mangeaient bien au Château». De fait, la clientèle était surtout locale. «Qu’on ne me dise pas que la clientèle du Château Frontenac était touristique, explique-t-elle. Les touristes occupent des chambres, mais pas nécessairement pour aller au restaurant gastronomique de l’hôtel. L’offre gastronomique n’était pas majoritairement pour les touristes, comme on le lit trop souvent. Elle est aussi pour les résidents et les gens d’affaires qui ne souhaitent pas nécessairement venir manger de la tourtière, mais plutôt des plats de cuisine classique, terme qui ne veut pas dire "française".»
Dans sa thèse, la doctorante décrit le menu gastronomique comme «une photo de la société, une idée de son époque, une pratique culturelle». «Mes recherches, poursuit-elle, arrivent à la conclusion que les menus gastronomiques participent à brosser le portrait d’une nation, la gastronomie étant un des éléments, tout comme la religion, la langue et autres, de l’identité.»
Selon elle, en montant l’escalier d’honneur conduisant à la grande salle du Château Frontenac, le client quittait le monde profane. «Il lui fallait réserver une table, poursuit-elle, il devait savoir comment se tenir. Il lui fallait connaître la cuisine gastronomique classique, que l’on retrouvait à New York, partout, pour lire le menu. Environ 12 fromages étaient proposés sur chaque menu du Château à cette époque. Ce qui est intéressant dans les menus est qu’ils sont écrits un peu comme un roman. Les plats étaient mis en valeur par des appellations chatoyantes.»