Île Bylot, Nunavut, 8 août 2021, 13 heures. Un ours blanc s'approche d'un étang où une trentaine d'oies des neiges en mue – donc incapables de voler – se sont réfugiées pour lui échapper. L'ours entre dans l'eau, nage furtivement à la surface en direction d'une oie et, une fois à 30 mètres de celle-ci, disparaît sous la surface de l'onde puis émerge soudainement… juste un peu trop loin pour la capturer. Il répète ce manège pendant 15 minutes et, à la quatrième tentative, il saisit l'oie dans sa gueule, la rapporte au rivage et en fait sa collation d'après-midi.
«Cette technique de chasse à l'oie des neiges par l'ours blanc n'avait jamais été rapportée précédemment, signale l'étudiant-chercheur David Bolduc, qui a assisté à la scène et qui cosigne, avec d'autres chercheurs du Département de biologie et du Centre d'études nordiques de l'Université Laval, une étude portant sur ce comportement dans la revue Arctic Science. Nous ne savons pas encore dans quelle mesure elle est répandue, mais aucun autre prédateur arctique ne l'utilise.»
L'alimentation de l'ours blanc est constituée principalement de phoques qu'il capture sur la banquise ou sur les plaques de glace qui s'en détachent. Il utilise deux stratégies pour chasser ces habiles nageurs. La première est la chasse à l'affût: l'ours s'installe près d'un trou de respiration creusé dans la glace par les phoques et il attend patiemment que l'un d'eux remonte à la surface. La seconde consiste à nager discrètement jusqu'à la banquise où se trouve un phoque, d'y monter brusquement et de sprinter jusqu'à sa proie.
«La stratégie employée par l'ours blanc pour capturer les oies en mue se démarque nettement de ces deux techniques. Elle s'apparente toutefois à l'approche qu'il utilise pour capturer des oiseaux marins près des côtes. Ces comportements illustrent la plasticité impressionnante des techniques de chasse déployées par ce prédateur», constate David Bolduc.
La fonte de la banquise et le prolongement de la période pendant laquelle l'océan Arctique est libre de glace posent un défi énergétique considérable aux ours blancs, souligne l'étudiant-chercheur Matthieu Weiss-Blais, qui a cosigné l'étude. «Un phoque annelé de 45 kilos fournit environ 186 000 calories à l'ours. À titre comparatif, une oie moyenne de 2,6 kilos en contient à peine 900, soit 200 fois moins. Contrairement à l'ours noir, c'est pendant le long hiver arctique, alors qu'il chasse le phoque, que l'ours blanc constitue ses réserves de graisse. Lorsque la glace disparaît, il puise dans ses réserves pour survivre et, au besoin, il consomme la nourriture beaucoup moins riche qu'il trouve en milieu terrestre. D'où l'importance pour l'ours blanc de faire de bons choix énergétiques.»
Le défi que posent les proies de petite taille comme l'oie des neiges est que l'ours ne doit pas dépenser plus d'énergie à les capturer que celles-ci en apportent dans son assiette. L'équipe de recherche a effectué une modélisation de la dépense énergétique de l'ours quand il utilise la technique de chasse en plongée pour capturer des oies en mue. Leurs conclusions? Cette technique peut être énergétiquement rentable, surtout pour des ours qui ne sont pas massifs et quand la poursuite est de courte durée.
«La période de mue de l'oie des neiges dure de 3 à 4 semaines. Cette chasse peut donc fournir ponctuellement un apport énergétique intéressant à certains ours. Par contre, à l'échelle populationnelle, ses répercussions sont mineures tant pour l'ours blanc que pour l'oie des neiges, estime Matthieu Weiss-Blais. Le contexte créé par la fonte de la banquise force l'ours blanc à trouver de nouvelles sources de nourriture et il fait montre d'ingéniosité pour y arriver. Toutefois, les ours blancs n'arriveront pas à survivre en mangeant des oies ou d'autres ressources terrestres. Sans la possibilité de chasser le phoque, leur avenir semble incertain.»
Les signataires de l'étude parue dans Arctic Science sont Matthieu Weiss-Blais, David Bolduc, Frédéric Dulude-de Broin, Thierry Grandmont, Frédéric Letourneux, Mathilde Poirier, Denis Sarrazin et Pierre Legagneux, de l'Université Laval, et Madeleine-Zoé Corbeil-Robitaille, de l'Université du Québec à Rimouski.