
L’actrice américaine Angelina Jolie en Jordanie en 2013, l’acteur américain Matt Damon en Éthiopie en 2009, le footballeur portugais Cristiano Ronaldo au New Jersey en 2014 et la chanteuse colombienne Shakira au Bangladesh en 2007. Ces célébrités ont été photographiées dans différents contextes d’aide humanitaire, soit les réfugiés, l’eau potable, la philanthropie en général et les secours d’urgence.
— HCR/O.Laban-Mattei; Water.org; Susan Warner/Save the Children; UNICEF/Noorani
Qu’ont en commun les acteurs Angelina Jolie et Matt Damon, ainsi que le footballeur Cristiano Ronaldo et la chanteuse Shakira? Ils et elles sont tous actifs dans des causes humanitaires visant à bâtir un monde plus juste. Et ils ne sont pas les seules célébrités à agir ainsi. En fait, on assiste à une implication croissante d’éminentes personnalités de différents secteurs de la vie publique auprès des populations vulnérables et souffrantes à travers le monde. L’année 2023 est représentative de cette nouvelle réalité. Au mois de mars, le footballeur portugais Ronaldo, par sa fondation, a fait un don évalué à 350 000$ aux victimes de récents tremblements de terre en Syrie et en Turquie. Cet argent a contribué à l’effort humanitaire international en finançant le transport par avion de tentes, de nourriture, de couvertures et de fournitures médicales. Au mois de juin suivant, l’actrice américaine Angelina Jolie était en Jordanie à titre d’émissaire du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés. Elle a rencontré des hommes, des femmes et des enfants ayant fui le conflit en Syrie.
Éva Heitzmann est candidate à la maîtrise en études internationales à l’Université Laval. Selon elle, les problèmes sociaux et les crises humanitaires d’aujourd’hui semblent avoir plus d’échos lorsqu’ils sont jumelés au vedettariat de certains. En d’autres mots, on assisterait à un désintérêt croissant du public pour les campagnes philanthropiques plus traditionnelles, une conséquence de ce phénomène étant l’implication croissante de célébrités dans les causes humanitaires. «Il semble que les victimes de la souffrance ne soient plus les plus susceptibles de se représenter elles-mêmes, explique-t-elle. Malgré la médiatisation non-stop des images bouleversantes produites lors de crises humanitaires, la “fatigue de la compassion” continue de s’installer chez les publics occidentaux.»
L’étudiante a prononcé une conférence à ce sujet, le 17 novembre au pavillon Charles-De Koninck, lors du troisième Colloque interdisciplinaire d’études internationales. Son exposé était basé sur une revue de la littérature et avait pour titre «L’activisme des célébrités et la médiatisation des crises humanitaires». Le colloque était organisé par l’École supérieure d’études internationales de l’Université Laval, en partenariat avec le ministère des Relations internationales et de la Francophonie.
Le génocide au Rwanda
Éva Heitzmann fait remonter le changement de paradigme au génocide qui s’est déroulé au Rwanda en 1994. Cette catastrophe, que l’on a comparée à un holocauste, a fait entre 800 000 et 1 000 000 de victimes.
«On s’attendait à une très forte réaction internationale, raconte-t-elle. Mais le grand public s’est désintéressé assez rapidement. Cela a amené les humanitaires à revoir leur stratégie.»
En 1999, la chercheuse américaine Susan Moeller a introduit la notion de «fatigue de la compassion» que l’on peut traduire par un trop-plein émotionnel conduisant à se protéger de la réalité, à s’en déconnecter ou à s’en détourner. Deux ans auparavant, les chercheurs américains Karen Jenni et George Loewenstein proposaient le concept de «l’effet de la victime identifiable».
Selon l’étudiante, le grand public d’aujourd’hui a tendance à être beaucoup plus touché par des cas individuels que par des données impersonnelles. «Personnifier les crises permet d’atténuer cette fatigue de la compassion, soutient-elle. C’est comme ça que les célébrités ont pris beaucoup plus d’ampleur, notamment à l’ONU où les ambassadeurs de bonne volonté se sont diversifiés dans tous les champs de la culture.»
Un bon exemple de cette personnification est Nelson Mandela. Président de l’Afrique du Sud à la fin des années 1990, il a consacré sa vie à lutter contre la ségrégation raciale dans son pays. En 2003, sa fondation lançait l’initiative 46664, soit une série de concerts géants visant à récolter des fonds pour la recherche sur le sida et la sensibilisation à cette maladie. «Les concerts ont attiré deux millions de téléspectateurs, c’était monumental pour l’époque, indique-t-elle. Les fonds d’ONUSIDA ont été multipliés par 6 entre 2000 et 2005.»
Des ambassadeurs trop nombreux
De nombreux chercheurs universitaires ainsi que plusieurs médias se sont intéressés à l’activisme des célébrités ces dernières années, en particulier à celui des ambassadeurs de bonne volonté de l’ONU. «Ils seraient une cinquantaine, ce qui représente un problème en soi, souligne Éva Heitzmann. Il existe très peu de rapports sur leur effectivité dans les campagnes humanitaires. Dès 2006, un rapport de l’ONU mentionnait que les ambassadeurs étaient beaucoup trop nombreux pour être supervisés. Dans les années 2010, quelques études qualitatives ont été réalisées sur l’influence des célébrités sur les campagnes humanitaires du point de vue socioculturel. Mais pas de résultats chiffrés de leur impact, que ce soit à cette époque ou aujourd’hui. Cela pose problème dans cette nouvelle ère numérique avec les réseaux sociaux comme YouTube, Instagram, TikTok qui élèvent le champ humanitaire à un autre niveau avec ces petites vidéos qui tournent partout montrant des donateurs se filmant.»
Dans sa revue de littérature, l’étudiante a relevé trois facteurs qui caractérisent le phénomène. Premièrement, les célébrités de l’humanitaire ont une influence sur leurs pairs. Deuxièmement, il n’existe rien de concret sur leurs collectes de fonds. Troisièmement, l’influence du lobbying populaire de ces célébrités reste très ambiguë.
«C’est pourquoi il y a tout un débat éthique autour des célébrités de l’humanitaire, affirme-t-elle. Celles-ci ne changent pas l’agenda politique international. Les ambassadeurs de bonne volonté de l’ONU sont occidentaux pour la plupart. Leur activisme occidental représente-t-il un réel engagement dans l’humanitaire? Ces personnalités manifestent-elles une réelle volonté d’aider? N’y a-t-il pas un risque à privilégier l’image de la célébrité au détriment des vraies problématiques, considérant que les enjeux et les moyens restent quand même inconnus de la plupart des gens?»
Selon elle, les campagnes de charité qui mettent en scène des personnalités connues jouent souvent sur les valeurs chrétiennes afin d’avoir un impact émotionnel puissant sur le citoyen. «Ces représentations, poursuit-elle, simplifient les problématiques complexes de façon un peu manichéenne en présentant un héros venant au secours de victimes et agissant comme un expert en développement. Cela induit une vision volontairement centrée ou non sur le concept du “sauveur blanc”. Dans ce modèle, la personne de race blanche vient en aide à des personnes de couleur dans des pays en développement, des personnes passives en attente de secours.»
Cynisme et suspicion
Dans le grand public, l’activisme des célébrités ne fait pas l’unanimité. Certains sont cyniques vis-à-vis de tels gestes, d’autres voient cette forme d’engagement avec suspicion. «On ne peut pas dire que toutes les célébrités font cela par engagement social, soutient Éva Heitzmann. Certains sont à la recherche d’un intérêt plus personnel, pour faire valoir leur image.» L’actrice Mia Farrow fait partie de la première catégorie. Cette activiste pour les droits des enfants a été très présente au Darfour, en Afrique, comme ambassadrice de bonne volonté. Dans cette région du Soudan, la guerre a duré de 2003 à 2020, fait des centaines de milliers de morts et des centaines de milliers de réfugiés. «Il y avait une réelle volonté de Mia Farrow d’agir sur le terrain où elle est allée huit fois, poursuit-elle. L’acteur George Clooney, pour sa part, a fait beaucoup d’interventions comme activiste et donateur. Et l’actrice Angelina Jolie a adopté des enfants de pays en développement. Cela prouve quand même une certaine sensibilité à la cause humanitaire.»