
— Dimani Mathieu Cassendo
Pendant deux siècles, des esclaves africains et afro-descendants ont habité de manière permanente sur le territoire québécois. Ce pan de l'histoire, encore trop méconnu, est brillamment mis en lumière par diverses initiatives d'Aly Ndiaye, alias Webster, artiste de la scène hip-hop à Québec et diplômé en histoire de l'Université Laval. Par des compositions, des conférences, des livres, des expositions et des visites guidées, il invite à poser un regard différent sur notre passé. «La pluralité québécoise, ce n'est pas une chose qui date seulement des vagues d'immigration des années 50, 60 et 70. Notre histoire est plus “colorée” qu'on pense», déclare-t-il.
Invité à présenter une conférence lors du colloque étudiant «Enjeux de la sociologie au Québec», qui s'est tenu le 10 novembre au pavillon Charles-De Koninck, il a proposé à l'assistance de mieux comprendre la pluralité de la société actuelle par la découverte de l'histoire afro-locale, dont les racines remontent aux premiers temps de la colonie.
«Le premier Africain à demeurer de façon permanente au Québec est un garçon d'environ 8 ans, arrivé avec les frères Kirke lorsqu'il ont pris Québec au nom des Anglais en 1629. C'est 21 ans seulement après la fondation de la ville», révèle Aly Ndiaye.
Originaire de Madagascar ou de la côte ouest africaine, le jeune esclave, vendu 50 écus au français Olivier Le Baillif, un collaborateur des Anglais, est ensuite confié à Guillaume Couillard, lorsque le traître prend la fuite. La famille Couillard envoie le garçon apprendre quelques rudiments de français et de catéchisme chez les Jésuites. Lors de son baptême, il reçoit le nom d'Olivier Le Jeune.
«Ce garçon, explique Aly Ndiaye, représente beaucoup de choses. Il n'est pas seulement le premier Africain ici, il est également l'un des premiers élèves de la Nouvelle-France. Il inaugure également une pratique dont on n'a pas beaucoup parlé dans l'histoire canadienne: l'esclavage. Il ne faut pas oublier qu'Olivier Le Jeune, c'est son nom colonial, son nom de personne asservie. Sa véritable identité africaine n'a pas survécu à sa traversée de l'Atlantique.»
Olivier Le Jeune passe toute sa vie à Québec, où il décède le 10 mai 1654. Longtemps tombé dans l'oubli, il est maintenant reconnu par le gouvernement provincial (en 2020) et le gouvernement fédéral (en 2022) comme personnage historique d'importance. En 2021, la Ville de Québec, en partenariat avec le ministère de la Culture et des Communications, a posé une plaque commémorative à l'endroit où il a habité et été domestique. Une autre plaque a été posée à sa mémoire en 2023 par le gouvernement du Canada au Lieu historique national Cartier-Brébeuf, où était située l'école qu'il a fréquentée.
Des milliers de personnes asservies au Québec
Quand on pense à l'esclavage en Amérique, ce sont immédiatement les images des grandes plantations de coton aux États-Unis ou celles de la culture de la canne à sucre, du café et du tabac dans les Caraïbes et en Amérique du Sud qui s'imposent à l'esprit. En un sens, c'est normal. Plus de 12,5 millions d'Africains ont été déportés vers ces régions, alors que les chiffres «officiels» du Québec indiquent la présence de quelque 4000 personnes asservies ici. Malgré tout, la pratique n'a pas été marginale, même si certains historiens ont expliqué sa «rareté» par une supériorité morale des habitants. Une idée qu'Aly Ndiaye qualifie, avec beaucoup d'humour, de «théorie de l'air magique du Saint-Laurent».
«L'air, dit-il, n'est pas magique ici. Il est tout simplement frais. Si la canne à sucre avait pu pousser, on aurait eu des plantations et une arrivée massive d'esclaves. D'ailleurs, le gouvernement de la Nouvelle-France a envoyé une pétition au roi en 1688, en 1716 et en 1720 pour avoir le droit d'avoir des esclaves ici.»
L'historien Marcel Trudel a répertorié 4185 personnes asservies au Québec, dont les deux tiers étaient issus des Premiers Peuples. «Il faut saluer le travail fait par Marcel Trudel, qui a tout compilé, seul et sans aide technologique. Toutefois, ces chiffres datent de 70 ans. Une historienne de Montréal, appuyée par une équipe et des technologies modernes, travaille actuellement à réviser les chiffres. Seulement pour la portion de l'esclavage autochtone, elle aurait déjà trouvé plus de 10 000 personnes», indique Aly Ndiaye.
Si Marcel Trudel a fait un travail colossal et admirable pour répertorier cette pratique longtemps occultée, il est toutefois l'un des responsables de l'atténuation de notre vision de l'esclavage. «Malheureusement, il a laissé sous-entendre que les esclaves faisaient presque partie de la famille», reproche Aly Ndiaye. Il est vrai que les esclaves d'ici vivaient généralement dans les maisons des maîtres et non dans des baraquements et qu'il y a eu moins de démonstrations de tortures physiques. Cependant, l'esclavage n'était ni doux ni bienveillant pour autant. «Il faut comprendre qu'au Sud, on torturait pour éviter les révoltes. Dans les plantations, il y avait davantage de Noirs que de Blancs. Couper une main ou un pied, châtrer ou mutiler des parties génitales, enterrer une personne jusqu'au cou et enduire sa tête de miel pour qu'elle se fasse dévorer par les insectes visaient à instiguer la peur. Ici, la proportion ethnique étant inversée, un contrôle social par le terrorisme n'était pas nécessaire. On a donc banalisé la violence d'ici», affirme-t-il. Pourtant, même moins visible, elle était bien là. Il y avait la violence psychologique: être vendu, donné, loué, ne pas s'appartenir à soi-même, être séparé de sa famille… Il y avait aussi beaucoup de sévices sexuels. Et il ne faut pas oublier la solitude. «Sans vouloir banaliser la violence sur les plantations, là-bas, les esclaves pouvaient au moins se soutenir les uns les autres. Ici, l'esclave était souvent seul», souligne-t-il.
— Aly Ndiaye
Bref, même si en raison du climat et d'une économie différente, l'esclavage a présenté un autre visage ici – davantage urbain et domestique –, il est fondamentalement le même qu'aux États-Unis ou au Brésil, s'inscrivant dans le cadre du commerce triangulaire et de la colonisation des Amériques.
Une disparition avant l'abolition
Selon Aly Ndiaye, on ne peut parler d'esclavage sans parler de résistance à l'esclavage. «Il n'y a pas que la rébellion armée, assure-t-il. Il y a toutes sortes de résistances quotidiennes. Par exemple, les gens vont faire semblant de ne pas comprendre la langue ou d'être idiots; ils vont cracher, uriner, déféquer dans les plats qu'ils préparent ou servent; ils vont casser des outils, saboter la machinerie, empoisonner des animaux; il y a aussi le suicide et l'infanticide.»
En raison du nombre restreint de personnes asservies ici, la rébellion armée n'a pas été une option, comme ce fut le cas ailleurs (Brésil, Jamaïque, Cuba, Martinique, États-Unis, et bien sûr Saint-Dominque qui deviendra Haïti, pour n'en nommer que quelques-uns). «La fuite, ou l'autoémancipation, a donc été le principal acte politique de résistance au système d'oppression», soutient-il.
C'est d'ailleurs grâce à l'autoémancipation que l'esclavage a peu à peu disparu du paysage québécois. En 1798, une femme asservie nommée Charlotte, accusée de s'être enfuie, a été conduite devant le juge James Monk, qui l'a acquittée, admettant qu'aucune loi n'encadrait la pratique. Le Bas-Canada présentait alors un esclavage de fait, mais n'avait pas de cadre légal. À partir de ce moment, d'autres esclaves se sont mis à fuir et, s'ils étaient arrêtés, étaient acquittés. «Sur le territoire québécois, on parle donc d'une disparation de l'esclavage plutôt que d'une abolition», nuance Aly Ndiaye. Dans l'empire britannique, la pratique a été officiellement abolie le 18 août 1834.
Webster, un artiste, un intellectuel, un militant
Aly Ndiaye s'est intéressé à l'histoire afro-locale après être sorti de l'université. «J'ai étudié en histoire, témoigne-t-il, et jamais je n'ai lu pendant mon bac quoi que ce soit sur l'histoire afro-québécoise. À cette époque, jamais je n'avais entendu parler d'une présence africaine plusieurs fois centenaire. Jamais on n'avait même mentionné le mot “esclavage” dans un contexte canadien. Un jour, j'ai “trébuché” sur le sujet. J'utilise toujours le terme “trébucher” parce que je suis tombé sur des informations par hasard. Je ne les recherchais pas.» Depuis l'artiste s'est donné comme mission de mieux faire connaître ces faits historiques passés sous silence.

— Philipe Ruel
Né à Limoilou d'une mère québécoise et d'un père sénégalais, Webster est l'un des plus vieux rappeurs du Québec. «Je suis de la première génération qui a adopté la culture hip-hop. J'ai commencé à faire du rap en 1995. C'était un porte-voix pour des personnes afro-québécoises comme moi. Je me reconnaissais dans cette culture. C'était un rap où l'intellectualisme était à l'honneur. Il y avait plein de métaphores et de références historiques. Les gens qui rappaient à propos de Platon et de Machiavel m'ont amené à lire ces philosophes. J'ai lu beaucoup de grands classiques de la culture occidentale en raison du hip-hop. Et ça m'a amené à m'intéresser à l'histoire afro-américaine», raconte-t-il.
— Aly Ndiaye, alias Webster
Maintenant, en plus de sa carrière musicale, Webster est activement engagé dans la diffusion de l'histoire afro-québécoise. Coïncidence, le jour da sa conférence était aussi celui de l'inauguration d'une exposition, à laquelle il a étroitement collaboré, sur l'histoire de la culture hip-hop, de ses artisans et de leurs luttes, présentée au Musée de la civilisation. Il a également été le commissaire de l'exposition Fugitifs, présentée au Musée national des beaux-arts du Québec, qui redonne un visage à des gens déshumanisés par l'esclavage. Auteur d'un livret téléchargeable gratuitement sur l'esclavage au Canada publié par l'UNESCO, il propose également des visites guidées de Québec ayant pour trame de fond la présence africaine et l'esclavage.
Et tout ceci n'est qu'un aperçu des activités de diffusion et de valorisation d'Aly Ndiaye sur la présence africaine et afro-descendante dans la province, dans le but de présenter une autre version de l'histoire québécoise, une histoire plus métissée. «Ce que je veux, notamment, c'est permettre l'étude de l'histoire afro à travers une lentille québécoise et celle de l'histoire québécoise et canadienne à travers une lentille afro», conclut-il.
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