Les décideurs politiques d’aujourd’hui évoluent dans un environnement d’une grande complexité dans lequel ils doivent prendre des décisions pour répondre aux préoccupations d’un électorat varié. Or, les sciences cognitives nous apprennent que l’être humain a tendance à utiliser des raccourcis pour traiter l’information lorsqu’il fait face à la complexité du monde réel. En politique, le décideur fait de même et traite l’information de manière réductrice. Ce comportement a des conséquences: en simplifiant l’information, l’élu politique court le risque de prendre des décisions biaisées en fonction de ses croyances et de ses a priori personnels, en clair de son idéologie personnelle. On parle alors du rôle envahissant de l’idéologie chez le décideur politique.
Ces observations sont tirées d’un article scientifique de parution récente dans le Journal of Dynamic Decision-Making, une publication savante de l’Université d’Heidelberg, en Allemagne. L’auteur principal de cette étude révisée par des pairs est Benoît Béchard, actuellement chercheur postdoctoral au laboratoire Co-DOT de l’École de psychologie de l’Université Laval. Celui-ci a réalisé son doctorat en psychologie de la décision, un domaine émergent et porteur.
«Il s’agit du premier article qui ressort de ma thèse, explique-t-il. Il constitue l’aboutissement des premiers travaux de recherche interdisciplinaire de PolitiCo, le premier regroupement de recherche en politique et cognition au Canada, que j’ai mis sur pied durant mon doctorat, en étroite collaboration avec des professeurs du Département de science politique et de l’École de psychologie de l’Université Laval.»
Cet article en psychologie de la décision politique, Benoît Béchard le qualifie d’audacieux. «Nous étudions la politique dans un laboratoire de psychologie, dit-il. De plus, notre approche est plutôt innovante en ce sens que nous utilisons la simulation par ordinateur que l’on appelle micromondes de recherche. Dans le cas de ma recherche, nous avons utilisé le jeu vidéo Democracy 3 pour reproduire en laboratoire les caractéristiques, les environnements de décision politique auxquels est soumis un décideur politique dans le monde réel.»
Dans la peau du premier ministre
Cinquante-six personnes issues de la population générale ont participé à la simulation. Le jeu plaçait le participant dans la peau du premier ministre ou de la première ministre, qui recevait des avis du Conseil des ministres. «Nous avons bien sélectionné Democracy 3 après de longues heures d’analyse, souligne le postdoctorant. On considérait que le jeu reproduisait bien les caractéristiques de la complexité reconnues dans la littérature, comme la pluralité des variables, la connectivité entre tous les facteurs, le dynamisme de l’ensemble. L’environnement recherché était bien représenté. Ce n’est pas un jeu où l’on voit un personnage. On voit plutôt des bulles, des capsules rondes, chacune représentant une politique publique. Quand on déplace le curseur sur une bulle, c’est dynamique, on voit les interactions avec les autres bulles grâce à des flèches.»
Une des situations expérimentées consistait à gérer de la manière la plus objective possible les finances publiques afin d’afficher une situation budgétaire avantageuse en fin de séance de jeu. «Mais, soutient-il, dans l’environnement simulé, la complexité et l’incertitude faisaient en sorte que les décisions pouvaient avoir des répercussions sur tout un tas d’autres facteurs, comme le taux de chômage, la productivité, la grève des employés du secteur public, un peu comme dans la vraie vie.»
Dans une autre situation, les participants pouvaient décider de la mise en œuvre de nouvelles politiques publiques. Ils pouvaient aussi réformer ou abolir des politiques existantes dans n’importe lequel des secteurs de la société modélisée dans le jeu, par exemple l’aide sociale, l’économie, le transport, la taxation, les services publics, la loi et l’ordre ou les politiques extérieures. Ces mesures pouvaient aller de l’imposition de droits de douane à l’importation, jusqu’à la mise en œuvre d’un réseau public de garderies, en passant par la mise en place d’un couvre-feu ou encore du transport en commun gratuit.
Un panel d’experts
Le projet de recherche comprenait aussi la participation d’un panel d’experts constitué de 10 professeurs du Département de science politique de l’Université Laval, une première en recherche sur la décision politique. De manière anonyme, ceux-ci ont associé une cote de 0 à 10 à chacune des politiques publiques, 83 au total, pouvant être mises en place par les participants durant leur séance de jeu. Les chercheurs ont ensuite fait la moyenne des cotes afin d’attribuer une valeur idéologique à chacune de ces politiques. Cette valeur à servi à calculer la différence entre le positionnement idéologique personnel des 56 participants et leur comportement dans le jeu, et évaluer ensuite leur performance décisionnelle en fonction de cette différence.
«Il en est ressorti que les participants ont une grande difficulté à gérer la complexité, explique Benoît Béchard. Ils ont une tendance naturelle à se "coller" à leur idéologie personnelle pour ce faire. Et lorsqu’ils décident en fonction de leur idéologie, ils sont sous l’emprise d’un biais de confirmation qui nuit à leur performance.»
Selon lui, cette performance plutôt faible face à la complexité s’explique par le fait que tout le monde a de la difficulté à gérer un tel environnement politique. «Même si les gens avaient des instructions très claires, à l’effet de tenter d’être le plus objectif possible, d’être le moin biaisé possible, il est très difficile pour l’humain de se détourner de son idéologie personnelle, poursuit-il. L’idéologie a une emprise comme inconsciente sur nous, une emprise qui module nos décisions, même si on veut demeurer objectif.»
Le chercheur postdoctoral a travaillé précédemment sur une formation permettant aux décideurs politiques de prendre conscience de l’existence des biais et de leurs formes multiples. Ses travaux actuels font un pas de plus et portent sur l’identification de moyens pour aider le décideur à mieux appréhender la complexité à travers le développement de compétences, notamment la pensée systémique, c’est-à-dire apprendre à penser aux conséquences des conséquences de nos décisions.
Les signataires de l’étude sont Benoît Béchard, Mathieu Ouimet, Helen Hodgetts, Frédéric Morneau-Guérin et Sébastien Tremblay.