Une femme a attendu des années pour le traitement de son dossier en immigration, si bien que son enfant resté au loin est devenu majeur et n'a pas pu être parrainé pour venir la rejoindre. Une autre parle plusieurs langues, détient deux maîtrises, mais peut seulement occuper un emploi sous-qualifié. Une jeune mère a accouché avec des complications sans comprendre le français, sans interprète, sans se faire adresser la parole par le personnel de santé ni même regarder dans les yeux pour être rassurée. Elle ne pourra pas avoir accès aux services de garde subventionnés.
Voilà quelques cas vécus rapportés par des demandeuses d'asile et des femmes au statut migratoire précaire dans le cadre d'une recherche collaborative. La Chaire Claire-Bonenfant – Femmes, Savoirs et Sociétés de l'Université Laval et le Comité de femmes immigrantes de Québec (CFIQ) ont recueilli leurs témoignages.
«On s'est intéressées à leur trajectoire migratoire dans leur pays d'origine, l'étape de déplacement et leur arrivée ici. Un des grands constats est que les violences ne sont pas terminées une fois ces femmes rendues au Québec. Le trauma lié au conflit dans leur pays persiste, et il faut faire attention avec le discours selon lequel tout est beau dans le pays d'accueil. Il y a des choses très difficiles qui se vivent, des violences de différents ordres», indique Isabelle Auclair, professeure au Département de management, titulaire de la Chaire Claire-Bonenfant et coautrice du rapport fraîchement publié.
Sa collègue Lorena Suelves Ezquerro, professionnelle de recherche à la Chaire, parle notamment de «violences organisationnelles et structurelles», comme le racisme systémique. «Il est important de nommer ces choses-là, dit celle qui est aussi membre du Comité de femmes immigrantes de Québec. Si on ne reconnaît pas leur existence, on ne pourra jamais s'attaquer au problème et développer des programmes qui viendront contrer ces inégalités et redresser la situation.»
Elle donne l'exemple de femmes en détresse qui se sont fait refuser l’accès à différents hôpitaux et CLSC. Il doit y avoir, selon elle, une sensibilisation du personnel aux premières lignes dans le milieu de la santé pour contrer la méconnaissance, car cette clientèle a accès à certains soins et services, notamment par le programme fédéral de santé intérimaire.
«La vie en suspens»
La COVID-19 a exacerbé tous ces problèmes d'inégalité sociale, soulève le rapport au titre évocateur: La vie en suspens: les expériences de demandeuses d'asile et de femmes dont le statut migratoire est précaire en temps de pandémie. Par ce document d'une trentaine de pages, les chercheuses visent à informer et à toucher le plus de gens possible, les intervenants, le personnel au sein des institutions et des organisations.
«Ce qui a été fatal pour ces femmes durant la pandémie, c'est l'arrêt de traitement des dossiers d'immigration alors qu'il n'y avait plus de réponse au téléphone ou par courriel, souligne Lorena Suelves Ezquerro. Elles ne pouvaient plus se projeter dans l'avenir. Cette incertitude teintait leur expérience de vie au quotidien. Dans ce contexte, à quoi sert de chercher du travail, de créer des liens, de se faire des amis, si après des années, le droit de rester est refusé», expose la coautrice en parlant d'un processus très long.
Ce rapport, basé sur des entretiens réalisés en 2020 et 2021 auprès de sept participantes venues d'Amérique du Sud et d'Afrique, fait écho à une étude plus large commencée avant la pandémie et qui se poursuit. «Le ralentissement dans le traitement des dossiers persévère, les problèmes de discrimination sont encore là», insiste la professionnelle de recherche.
Un rapport de la vérificatrice générale du Canada dévoilé le 19 octobre arrive au même constat: les personnes réfugiées continuent d'attendre près de trois ans avant d'obtenir leur résidence permanente, une situation exacerbée par la pandémie et la fermeture temporaire des bureaux. Lorena Suelves Ezquerro apporte une nuance toutefois: les personnes réfugiées peuvent faire leur demande de l'extérieur du pays d'accueil, alors que les personnes demandeuses d'asile y sont déjà, mais le traitement des dossiers passe par la même filière.
Le travail de recherche se poursuit, alors que les membres de la Chaire et du CFIQ se penchent actuellement sur les stratégies déployées par les organisations de défense des droits, les groupes féministes transnationaux et les femmes elles-mêmes pour «rompre le continuum des violences». «Individuellement, ces personnes font changer des choses. Elles vivent des violences, on les met sur pause, mais elles ne sont pas passives», conclut la professeure Auclair.