La municipalité de Nominingue est située à près de 200 kilomètres au nord de Montréal. C’est là, dans le cadre enchanteur des Hautes-Laurentides, que la professeure Karine Taché, du Département des sciences historiques, mène depuis plusieurs étés des fouilles archéologiques sur les berges du Grand lac Nominingue, au cœur du territoire ancestral des Anishinabeg-Algonquins, un peuple de chasseurs-cueilleurs-pêcheurs. Cette année, les fouilles se sont déroulées entre le 3 et le 21 juillet.
«Nous fouillons depuis 8 ans le site du ruisseau Jourdain, un cours d’eau tributaire du Grand lac Nominingue, explique la professeure. On va probablement revenir pendant encore deux ans à cet endroit. Notre travail se fait en étroite collaboration avec la communauté anishinabeg-algonquine de Kitigan Zibi, Les Gardiens du patrimoine archéologique des Hautes-Laurentides, un organisme sans but lucratif, et des archéologues professionnels spécialisés en archéologie expérimentale. Cet été, l’équipe de fouilles comprenait 5 étudiants de l’Université Laval, dont une chercheuse postdoctorale.»
Au fil des ans, l’équipe d’archéologues a découvert une quinzaine d’anciens campements autochtones dans la région. À ces endroits, elle a mis au jour les traces de nombreux feux de camp aménagés dans le passé par des populations nomades. Ces traces consistent en des milliers d’ossements d’animaux brûlés et blanchis par la chaleur du feu, comme des poissons, l’orignal, le cerf, le wapiti et l’ours, ainsi que des végétaux utilisés dans la cuisson. Les artefacts comprennent aussi de nombreux fragments de vases en céramique ayant servi à cuire les aliments, de même que des outils et éclats en pierre taillée.
«Le site du ruisseau Jourdain a été occupé de façon plus ou moins continue depuis plus de 5000 ans, dit-elle, un chiffre attesté par des datations au carbone 14. Il y a peut-être eu une occupation un peu plus intense durant la période comprise entre 500 avant Jésus-Christ et 1000 après Jésus-Christ. Les occupants sont peut-être revenus plus souvent, ils ont peut-être laissé plus d’objets derrière eux.»
Trois questions de recherche
Au fil des découvertes, les archéologues ont tenté de répondre à trois questions: en quoi consistaient les repas, comment fabriquait-on les vases en céramique et comment les utilisait-on?
Ces questions ne sont pas fortuites. La professeure Taché est spécialisée en archéologie des populations autochtones du Nord-Est américain et l’alimentation est l’un des thèmes rassembleurs de ses recherches. Elle est titulaire d’une chaire de recherche du Canada en archéologie biomoléculaire et elle a investi un créneau de recherche avant-gardiste qui applique des techniques développées en chimie analytique afin d’extraire et d’identifier des molécules organiques invisibles à l’œil nu, mais préservées en contexte archéologique, notamment à l’intérieur de la matrice poreuse des céramiques anciennes. Enfin, elle mène un projet de recherche sur l’intégration des savoirs scientifiques et des savoirs autochtones pour documenter les traditions culinaires. Elle était donc la personne toute désignée pour explorer ces questions de recherche dans le cadre des fouilles à Nominingue.
«J’ai fait, en laboratoire, des analyses de lipides extraits de céramiques prélevées sur le site, souligne-t-elle. Je me suis rendu compte de la présence de diverses molécules organiques provenant, par exemple, de gras de mammifères comme l’orignal ou le chevreuil, ou d’huile de poisson. Parfois, des molécules de plantes se trouvaient mélangées aux autres molécules organiques. Cela dit, il n’est pas toujours facile, avec seulement mes analyses chimiques, de dire plus précisément quelles espèces de plantes ou d’animaux étaient utilisés et dans quelles proportions. C’est ici qu’interviennent les expériences culinaires.»
Une cheffe cuisinière anishinabée
Cet été, le site de fouilles a accueilli la cheffe cuisinière anishinabée Cezin Nottaway. Avec l’archéologue Francis Lamothe, elle était responsable d’expériences culinaires basées sur des recettes anishinabées traditionnelles. Elle a fourni toute la viande, laquelle provenait de gibier chassé par des membres de sa communauté.
«En combinant les résultats de mes analyses chimiques aux connaissances de Cezin Nottaway sur les recettes orales traditionnelles de son peuple, on arrive à un portrait beaucoup plus complet pour savoir que telle ou telle recette a été faite dans tel contenant de céramique, explique Karine Taché. Sans son expertise, les archéologues n’auraient pas accès à des informations capitales transmises de génération en génération sur la manière d’apprêter certaines parties de l’animal plutôt que d’autres. Pour le museau d’orignal, par exemple, on fait brûler les poils, on les enlève ensuite avec un couteau, on découpe la pièce de viande et on fait bouillir pendant plusieurs heures.»
Mentionnons que la cheffe cuisinière et l’archéologue collaborent tous les deux à la création d’un livre de recettes anishinabées.
À Nominingue, l’équipe de fouilles a mangé différents mets apprêtés par Cezin Nottaway, dont du poisson grillé. Elle a aussi goûté à du ragoût d’orignal, à du ragoût de castor et à du ragoût de chevreuil. «Les ragoûts ont été très appréciés, soutient la professeure. Les mangeurs ont dégusté le museau, les rognons et les tripes d’orignal. La cuisinière a fait du confit de castor dans du gras d’ours, le coup de cœur de plusieurs. Avec un peu de sel, c’était excellent. On a mangé ça comme collation. Mon coup de cœur a été le museau d’orignal.»
Elle dit n’avoir reçu que de très bons commentaires au sujet des expériences culinaires. «Ce fut une expérience unique pour moi aussi, souligne-t-elle. Je fais de l’archéologie depuis environ 30 ans, j’ai l’habitude de vivre sur un terrain de fouilles. D’avoir avec nous une cheffe anishinabée qui prépare la nourriture a fait vivre à tout le monde des moments inoubliables. Nous avons eu accès à des connaissances tellement riches, tellement précieuses.»
Les expériences culinaires ont été filmées par Dolcy Meness, une collaboratrice de la nation anishinabée, en vue d’un documentaire qui sera produit à la fin du projet.
Deux des étudiants de l’Université Laval, issus de communautés autochtones, étaient de l’aventure. Clara Dumont-Poulin est anishinabée et Alexandre Caron est micmac. La première est inscrite au certificat en archéologie, le second est au baccalauréat dans la même discipline. Selon Karine Taché, ce stage leur a été bénéfique. «Cette expérience, dit-elle, leur a ouvert les yeux sur une partie de leur histoire qu’ils ne connaissent peut-être pas. C’est la raison pour laquelle ils ont participé. L’objectif, à ce niveau, a vraiment été atteint. Ils en sont ressortis avec l’envie de continuer à en apprendre davantage sur leur histoire.»
Façonner de la poterie
À l’été 2022, l’équipe de fouilles a prélevé de l’argile sur les berges de la rivière du Lièvre. Il s’agissait du début d’un projet d’archéologie expérimentale avec l’entreprise Technologies autochtones et des membres de la nation anishinabée. Cette matière première a servi autrefois à la production de vases en céramique utilisés dans la cuisson des aliments sur les sites archéologiques découverts. L’équipe a confectionné de petits contenants qui, à la cuisson, ont donné de très bons résultats. Cet été, le défi a consisté, avec l’argile locale, à reproduire des poteries semblables à celles des premiers occupants du territoire.
Cet exercice, que Karine Taché qualifie de passionnant, a permis de mieux comprendre les gestes de façonnage d’autrefois et les étapes techniques derrière la production de ces vases en céramique. «Nous avons déjà une meilleure idée comment utiliser ces vases, comment les manipuler sur un feu, explique-t-elle. Ce n’est pas évident, car ils sont lourds une fois remplis d’eau. Il faut savoir comment les déplacer sur les pierres, en amenant l’eau à ébullition graduellement, pour éviter un choc thermique qui les briserait.»
Les contenants façonnés cet été nécessiteront un certain temps de séchage. La prochaine étape de leur fabrication aura lieu cet automne lorsqu’on les cuira en plein air sur des feux ouverts. L’été prochain, ils serviront à des expérimentations sur le feu. D’ici là, des analyses en laboratoire permettront de comparer ces vases expérimentaux à des tessons archéologiques prélevés sur le site afin de vérifier leur correspondance.
«J’ai le mandat de mettre sur pied un laboratoire d’archéologie biomoléculaire, dit-elle. Cet automne, l’installation devrait être terminée. Les équipements permettront de faire toutes les analyses lipides, l’extraction et la caractérisation des lipides. Le laboratoire sera assez unique au Québec.»