Que nous vient en tête quand on parle de violence conjugale? L'image d'une femme qui vit les assauts de son conjoint. Moins spontanément celle d'un homme qui subit les coups, insultes ou agressions sexuelles de son partenaire. Une équipe de chercheurs dirigée par Valérie Roy, professeure à l'École de travail social et de criminologie à l'Université Laval, a interrogé 23 hommes gais qui en ont été victimes pour mieux comprendre ce phénomène méconnu… et le faire sortir du placard.
«La représentation de la violence conjugale s'est construite sur la base des revendications des groupes de femmes, ce qui est légitime, considérant le nombre de femmes victimes. On a tous grandi dans cet environnement-là, et les hommes gais aussi. Donc, pour eux, ce qu'ils vivent ne peut pas être de la violence conjugale, qu'ils considèrent réservée aux femmes», dépeint la professeure Roy.
L'étude publiée dans Journal of Homosexuality montre que les concepts de masculinité et d'hétérosexisme (idéologie qui présuppose que l'hétérosexualité est la norme) sont bien ancrés. Le témoignage d'un des participants à la recherche est éloquent: «Ça ne se peut pas que je sois victime, un homme, c'est fort!». Lors de l'entretien, il a ajouté que, d'un regard extérieur, si quelqu'un devait être victime dans son couple, ce serait son conjoint, qui correspond plus à la vision qu'on a d'une femme, alors que lui serait plutôt perçu comme un homme. «C'est un peu étrange de dire: "Je suis victime de violence d'un homme efféminé!"», a-t-il imagé.
Un intervenant d'un organisme l'a toutefois aidé à nommer ce qu'il vivait, à mettre l'étiquette de la violence conjugale et à comprendre que ce n'était pas moins grave parce qu'il était un homme, raconte la professeure Roy. C'est là tout l'enjeu, selon elle.
Élargir la sensibilisation
«Jusqu'à présent, les campagnes de sensibilisation sur la violence conjugale sont centrées sur les couples hétérosexuels. Il faut que ça demeure, insiste la professeure, mais il faut aussi montrer que la violence conjugale concerne tout le monde. L'objectif est que les personnes qui vivent cette violence l'identifient rapidement, et que les intervenants puissent la détecter.»
L'étude découle d'ailleurs d'une demande des organismes LGBTQ+, des organismes en violence conjugale et de ceux qui viennent en aide aux hommes en difficulté, dit-elle. «Leurs observations sur le terrain pointaient dans la même direction que des données en provenance des États-Unis, de l'Australie et du Canada anglais: les populations LGBTQ+, dont les hommes gais, sont autant sinon plus à risque que les femmes victimes en contexte hétérosexuel.»
Selon une enquête canadienne publiée en 2021, 48% des hommes gais ont déclaré avoir été agressés psychologiquement, physiquement ou sexuellement par un partenaire intime.
Un passé qui laisse des marques
L'équipe de recherche a mis en lumière une série de facteurs de risque liés à la violence conjugale dans les couples masculins. Par exemple, un homme gai qui a vécu de l'intimidation homophobe à l'école ou de la violence à caractère homophobe de la part de sa famille dans le passé est plus vulnérable et susceptible de vivre de la violence conjugale. Presque tous les participants à la recherche, des hommes gais de 26 à 72 ans, ont signalé un ou plusieurs types de «victimisation antérieure», comme le désigne la professeure Roy.
«Un participant a raconté une expérience traumatisante vécue à l'adolescence, où il s'est fait violenter sur le plan psychologique et physique. Il a dit: "Ça laisse une marque." Dans ses relations avec les hommes, il a eu tendance à ne pas mettre ses limites et les gens l'ont tenu pour acquis», expose la professeure.
Les chercheurs ont aussi organisé des groupes de discussion avec des intervenants du milieu et l'une d'entre eux a mentionné que le coming out peut-être une source de violence et que tous ces rejets accumulés au fil du temps finissent par être normalisés par les hommes gais.
«La violence que j'ai vécue avant celle de mon conjoint était bien plus grave.» «Être dénigré, insulté, je suis capable de vivre avec ça.» Ces propos rapportés par la professeure Roy montrent une banalisation de la violence chez cette population. D'ailleurs, la violence n'est souvent pas le premier motif de consultation de cette clientèle dans les ressources d'aide, dit-elle.
Qu'est-ce qu'une relation saine?
Une autre particularité chez les hommes gais violentés qui est ressortie dans l'étude est leur manque d'expérience intime. «Il n'y a pas beaucoup de modèles de relations entre hommes, donc pas beaucoup de points de repère. Qu'est-ce qui est acceptable? Est-ce normal de vivre ça dans une relation intime avec un homme? Ce n'est pas clair pour eux ce qu'est une relation saine entre deux hommes», souligne la professeure.
Elle ajoute que le risque de violence conjugale est plus élevé «dans les périodes d'ambivalence» d'une relation, soit lors de remises en question du couple, qui s'accompagnent parfois d'un cycle de ruptures et de reprises. Un plus grand contrôle peut se faire sentir lors de la séparation et le risque de violence peut augmenter après coup. «On le voit aussi dans les populations hétérosexuelles», précise Valérie Roy, en mentionnant qu'il y a des similitudes.
Une violence différente
Si la violence vécue chez les couples hétérosexuels, homosexuels ou autres peut être semblable, elle peut se manifester de façon plus spécifique chez les hommes gais, ajoute-t-elle. Comme dévoiler ou menacer de dévoiler l'orientation sexuelle d'une personne qui ne l'a pas fait.
«Des participants à l'étude qui avaient déjà eu des relations avec des femmes et n'avaient pas vécu de violence nous ont dit qu'ils remettaient en question leur orientation sexuelle», illustre par ailleurs la professeure en parlant des conséquences spécifiques de cette violence.
Le but de la recherche, dit-elle, est de faire connaître cette problématique dans sa complexité. L'Université Laval, l'organisme RÉZO et plusieurs partenaires ont notamment lancé Le cœur au beurre noir, des récits de sensibilisation à la violence dans les relations intimes entre hommes qui renvoient à des ressources appropriées.
Les organismes spécialisés en violence conjugale ou en diversité sexuelle et de genre sont beaucoup mieux renseignés et outillés aujourd'hui qu'au moment d'entamer l'étude en 2017, observe Valérie Roy.
Prochaine cible: les milieux généralistes. «On développe un projet de formation pour les intervenants du réseau de la santé et des services sociaux, des hôpitaux, des centres de crise, pour les infirmières et les travailleurs sociaux à l'accueil», indique la professeure, dont les nouveaux travaux de recherche sur la violence conjugale sont élargis aux communautés LGBTQ+.
Les autres signataires de l'étude parue dans Journal of Homosexuality sont Claudia Fournier, de l'Université Laval, Sylvie Thibault, de l'Université du Québec en Outaouais, Matis Tudeau, de l'Université du Québec à Rimouski et Alexandre Dumont-Blais de l'organisme RÉZO à Montréal.