Kuakushuakanashkuat ka tshimashuht. En langue innue, ce nom signifie «Là où sont plantées les perches». Il désigne un site patrimonial et sacré pour le peuple innu, un symbole identitaire situé à environ 150 kilomètres au nord de Sept-Îles, au cœur de l’arrière-pays de la Côte-Nord. C’est aussi le titre d’une fort belle carte narrative récente fruit d’un partenariat entre Innu Takuaikan Uashat mak Mani-Utenam, la Chaire de recherche du Canada en patrimoine et tourisme autochtones, et la Bibliothèque de l’Université Laval.
Cette carte est le récit d’une expédition de 10 jours effectuée à l’été 2020 par 7 personnes. Leur objectif: refaire en canot et à pied, en pagayant sur les rivières et en cheminant à l’intérieur des terres, une partie du parcours effectué par des générations d’Innus d’hier à aujourd’hui, depuis la région de Sept-Îles jusqu’aux territoires de chasse beaucoup plus au nord. L’expédition avait comme destination le lac Matinipi. La partie sud de ce lac est considérée patrimoniale et sacrée par les Innus de par la présence, encore aujourd’hui, de nombreuses perches d’épinette blanche enfoncées dans le lit vaseux du lac et visibles sous la surface des eaux. Pendant des siècles, les Innus ont utilisé ces perches pour propulser leurs canots lorsqu’ils remontaient les rivières à contre-courant vers les territoires de chasse. Une fois au lac Matinipi, le changement de direction du courant faisait en sorte qu’ils n’avaient plus besoin des perches pour continuer leur voyage. Ils les plantaient là.
Le groupe comprenait Alexandre Ambroise, Yasmine Fontaine et Yoan Jérôme, de jeunes Innus de la communauté de Uashat Mak Mani-Utenam. Les deux derniers étudiaient à l’Université Laval. Il y avait aussi trois chercheurs du Département de géographie, Caroline Desbiens, Justine Gagnon et Jimmy Couillard-Després, ainsi que Danielle Descent, une psychologue vivant dans la communauté et une habituée du canotage à la perche. Les trois jeunes Innus travaillaient l’été à réparer les sentiers de portage, en plus de recueillir les savoirs des aînés, avec le soutien financier et logistique du conseil de bande de leur communauté.
Des perches entre 3 et 4 mètres
«Le site est d’environ 15 mètres par 15 mètres, explique Yoan Jérôme, aujourd’hui bachelier en géographie. Les perches faisaient environ 3 à 4 mètres, je dirais. Elles étaient fabriquées à partir de l’embouchure du Mishta-Shipu, la rivière Moisie. Les Innus les utilisaient à chaque fois pour remonter les rivières et les ruisseaux où la navigation par la rame était impossible. Cela facilitait beaucoup, pour pouvoir propulser le canot, d’avoir un point d’appui au fond de l’eau. Sur le site, les perches immergées ont une forme triangulaire sur un plan horizontal. Toutes les perches sont maintenant sous l’eau à environ 0,6 mètre de la surface. Donc les canots ne frottent pas sur elles. La profondeur moyenne des rivières et ruisseaux du chemin innu est d’environ 1,8 mètre à 2,4 mètres. Lorsqu’ils arrivaient à cette partie du lac, les Innus plantaient les perches à partir du canot, en se tenant debout. Au dernier décompte, je crois qu’il y en avait au-dessus de 200.»
Ce dernier insiste sur la rareté des traces du passage de ses ancêtres sur les parcours de canotage et les chemins de portage. «C’étaient des nomades, dit-il. Néanmoins, certains artefacts témoignent de leur passage. La datation des perches indique qu’elles remonteraient à environ 300 ans. Leur rareté donne encore plus d’importance aux perches, surtout qu’il s’agit de matière organique qui se décompose avec le temps.»
Laura Fontaine, une jeune Innue dans la vingtaine inscrite au certificat en études autochtones, a prêté sa voix au projet de carte narrative. En langue innue puis en français, elle raconte la légende de l’homme esprit à forme de crapaud vivant dans un marais qui aurait entraîné une jeune femme à l’épouser. Ce récit audio est inséré dans la section relative au quatrième jour de l’expédition. Ce jour-là, le portage a amené le groupe à longer un grand marais.
«La légende de l’homme-crapaud fait partie de la richesse du territoire, soutient la professeure Desbiens. Certains de ces récits renvoient à des entités spirituelles. Mais ils visent aussi à transmettre des leçons de prudence et de comportement à avoir sur le territoire.»
Un travail collaboratif
Caroline Desbiens souligne le côté collectif de l’aventure. Selon elle, l’expédition et la carte narrative ont représenté un vrai travail d’équipe. «La revitalisation de ce chemin de portage sur le territoire avait commencé en 2015, rappelle-t-elle. L’Université s’est jointe à ce mouvement plus tard, en 2020, avec l’expédition. La Chaire de recherche du Canada en patrimoine et tourisme autochtones, que je dirige, a financé mon déplacement, celui de Justine et Jimmy, ainsi que la réalisation de la carte. Jimmy a fait la collecte des données géographiques, mais surtout les photos. Justine a tourné les vidéos. Ma contribution se trouve au niveau des textes de la carte narrative. Ensuite, les chercheurs et partenaires autochtones ont collaboré de près, et pendant des mois, avec les experts du Centre GéoStat de la Bibliothèque.»
Durant leur périple, les aventuriers ont franchi plus de 90 kilomètres aller-retour, en canot et à pied. Ils ont effectué plusieurs portages d’un point d’eau à un autre. Ils ont traversé les rivières et les bois dans la chaleur et sous la pluie.
«Il fallait naviguer en canot, ne pas se perdre, transporter les sacs, raconte-t-elle. Justine et moi étions déjà allées en territoire, mais dans des camps sédentaires. Jamais nous n’avions été en voyagement comme ça. On a fait l’expérience de l’interdépendance entre tous les membres d’une équipe. L’organisation innue est collective et personne ne peut se suffire à lui-même dans le territoire.»
«Ce site, dit-elle, est à ce point unique que les gens veulent mener une action de patrimoine pour le protéger. Mais il ne faut pas penser qu’il s’agit du seul site ancestral du territoire. L’entièreté du territoire est tout aussi précieuse. Avec ses traces matérielles, ce site permet d’aller vers tout le patrimoine immatériel intangible de la région.»
Un récit cartographique
La réalisation de la carte narrative a demandé beaucoup de travail à l’équipe du Centre GéoStat. «Notre objectif était de construire un récit cartographique, explique le cartothécaire Stéfano Biondo. Un des défis a consisté à aider les étudiants à structurer leur information. Au Centre GéoStat, nous n’avions pas fait la collecte des données, nous n’avions pas fait l’expédition. Notre difficulté était de nous mettre dans la peau des voyageurs.»
Selon lui, la carte permet de documenter et de révéler l’occupation du territoire. Elle permet aussi de vivre cette partie de la route traditionnelle innue de manière interactive et assez immersive. Avec les photos, les vidéos, les coordonnées GPS des lieux visités et les témoignages, c’est un document fort. La carte permet aussi à ceux qui ne sont pas autochtones de comprendre cette réalité.
«Cette carte narrative sera également disponible sur la nouvelle table tactile du Centre GéoStat, indique le cartothécaire. Semblable à une tablette tactile géante, cette table a un écran de 165 centimètres. Elle permet de vraiment naviguer dans le récit en offrant aux usagers et usagères une expérience encore plus immersive.» Cette table sera bientôt installée à la Bibliothèque, près des locaux du nouveau Cercle des premiers peuples de l’Université.