Les 10 prochaines années sont annonciatrices de grands bouleversements dans le monde des petites et moyennes entreprises (PME) au Québec, des sociétés qui comptent moins de 500 employés. Selon la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante, plus de 75 % des propriétaires de PME au Canada prévoient confier à d’autres les destinées de leur entreprise au cours de cette période parce qu’ils parviendront à l’âge de la retraite. Le Québec sera frappé de plein fouet par ce phénomène. Déjà en 2021, quelque 15 000 propriétaires-dirigeants québécois songeaient à vendre leur entreprise avant la fin de l’année.
Or, les statistiques indiquent que seulement 30 % des propriétaires arrivent à passer le flambeau, que ce soit à une relève familiale, à des cadres ou des employés clés de l’entreprise ou à un repreneur privé et externe. Les raisons de ces insuccès sont souvent liées à la finance, à la fiscalité et à la protection. Mais dans les deux tiers des cas, le facteur humain constitue la principale cause des échecs. Ce résultat n’est pas sans conséquences: les projets de transfert infructueux peuvent mener à des fermetures d’entreprises et à des pertes d’emplois.
C’est dans ce contexte particulier qu’a été lancé, le lundi 8 mai à Québec, le Guide de référence sur le transfert d’entreprise. Ce livre de près de 60 pages est une réalisation de la Chaire IG Gestion de patrimoine en planification financière de l’Université Laval. Le projet s’est fait avec la collaboration de plusieurs organismes et institutions, dont la Chambre des notaires du Québec, l’Autorité des marchés financiers et le ministère des Finances du Québec.
«Suite à la table de concertation, les membres se sont rendu compte que les différents experts spécialisés en transfert d’entreprise au Québec ne travaillaient pas suffisamment en collaboration», explique Carl Thibeault, vice-président principal, IG Gestion de patrimoine, président du comité directeur de la Chaire IG Gestion de patrimoine en planification financière et chargé de cours à l’École de comptabilité de l’Université Laval. «Aujourd’hui, avec le Guide, nous sommes en mesure de pouvoir faire travailler ensemble tous les intervenants nécessaires à un transfert d’entreprise réussi, poursuit-il. Le Guide amènera une meilleure collaboration entre tous les acteurs.»
Selon le professeur Gabriel J. Power, du Département de finance, assurance et immobilier, et titulaire de la Chaire IG Gestion de patrimoine en planification financière, la valeur du Guide n’est pas seulement la synthèse de l’information qu’il contient. «Le livre, dit-il, représente le fruit d’une année complète de travail avec des professionnels enthousiastes.»
Un outil fort pertinent
Signe que le Guide était attendu, le lancement s’est déroulé devant un parterre composé de propriétaires d’entreprise, de professionnels et de chercheurs universitaires. «Les participants ont donné une rétroaction quasi immédiate, soutient Carl Thibeault. C’était un signe pour nous que le Guide est fort pertinent. Ce qui est ressorti de la part des entrepreneurs peut se résumer à: Je suis bon à gérer mon entreprise et à la faire croître. Je suis entouré par un comptable, un notaire et un planificateur financier, mais se parlent-ils?»
Le professeur Power abonde dans le même sens. «Les entrepreneurs, explique-t-il, ont dit: J’aurais aimé ça avoir ce guide quand est arrivé le moment de faire mon transfert d’entreprise. Ce n’est pas qu’ils ont été mal conseillés. Ils auront très bien réfléchi à certains aspects, mais ils n’auront peut-être pas pensé à d’autres. Un des objectifs du Guide est de faire ressortir ces nombreux aspects sans en négliger aucun.»
Le transfert d’entreprise est dans l’air du temps. Le lendemain du lancement du Guide se tenait un symposium sur la planification financière à Victoriaville. Organisée par la Chaire, l’activité a attiré quelques centaines de participants en présentiel et en ligne, des entrepreneurs et des chercheurs universitaires, et avait pour thème les défis du transfert d’entreprise.
Carl Thibeault insiste sur la notion de temps. Celui consacré à la mise sur pied d’une entreprise et celui que l’on prend pour la transférer à quelqu’un d’autre. «On dit souvent que l’entrepreneur va mettre des milliers d’heures à monter son entreprise et moins d’une centaine d’heures à la transférer, souligne-t-il. Ils investissent temps, énergie et émotions dans leur projet. Ils deviennent des experts. Malheureusement, ils mettent trop peu de temps à la fin lorsque vient le temps de vendre. En ce sens, cinq ans ressort souvent comme un temps idéal pour bien se préparer au processus de transfert.»
Un des chapitres du Guide est consacré aux enjeux humains de la transmission d’entreprise. Les auteurs touchent à des aspects tels que les profils de cédants, le contexte de l’entreprise familiale et l’importance du lien de confiance. On aborde aussi le savoir lâcher prise du cédant et la nécessité d’asseoir sa crédibilité pour le repreneur.
«La dimension humaine n’est pas à sous-estimer, affirme Gabriel J. Power. Une entreprise n’est pas une question financière, c’est une passion. Quand on pense à la finance, on imagine un monde froid, mécanique, celui de l’intelligence artificielle. On voulait s’assurer que le contenu du livre ne soit pas uniquement comptable ou juridique, mais qu’il allait tenir compte du côté humain. Sur l’importance de la communication, des témoignages de cédants vont dans le sens de dire: Je prenais pour acquis que la relève serait familiale, ce qui n’était pas le cas. Je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas assez eu de communication.»
Une typologie de cédants
Le Guide contient une typologie de cédants. Le cédant détaché fonctionne selon une logique économique afin de maximiser la valeur de vente de son entreprise. Le cédant attaché, lui, a un lien émotif avec son entreprise et cherche plutôt à en assurer la pérennité. Il veut s’assurer qu’elle lui survive. De son côté, le cédant indécis est plus difficile à accompagner puisqu’il a tendance à remettre à plus tard le dossier de transmission. Pour un repreneur potentiel, cette situation est très difficile à vivre, car le cédant s’accroche au pouvoir, laissant peu de place pour l’intégration de la relève. Finalement, le cédant contraint subit le transfert.
La Faculté des sciences de l’administration forme de nouveaux entrepreneurs. «Le contexte des transferts d’entreprises fait en sorte que nous voulons augmenter la visibilité du repreneuriat dans nos cours pour que les étudiants considèrent cette importante forme d’entrepreneuriat, explique le professeur Power. En ce sens, le Guide n’est pas seulement pour les cédants.»
Il insiste sur la nécessité de commencer le processus de repreneuriat suffisamment tôt «pour que ça connecte». «Il faut s’y prendre d’avance, dit-il, afin de trouver la bonne personne qui reprendra l’entreprise et avec qui créer des liens de confiance. Cela n’arrive pas du jour au lendemain. C’est d’autant plus important de s’y prendre longtemps d’avance qu’un entrepreneur est quelqu’un de très occupé. Souvent, ils vont répondre qu’ils sont débordés et qu’ils n’ont pas le temps de penser à ça. Avec le Guide, nous voulons au moins les sensibiliser à l’importance de commencer à y réfléchir pour que ça mijote dans leur esprit.»
Carl Thibeault rappelle qu’un échec du processus de transfert d’entreprise est suivi très souvent d’autres tentatives. «Le Guide, soutient-il, n’offre pas de succès garantis. Mais s’il peut réduire le nombre de tentatives avant d’obtenir le succès, en s’assurant qu’il y ait une collaboration entre l’ensemble des gens qui accompagnent l’entrepreneur, alors il aura joué son rôle.»