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«C'est juste une petite blague!» En milieu de travail, l'humour facilite la camaraderie et la cohésion. Mais il peut avoir bien d'autres effets quand il véhicule des messages homophobes, transphobes ou sexistes. Des plaisanteries perçues inoffensives peuvent s'avérer nocives, et les personnes LGBTQ+ y réagissent de trois types de façons, d'après une étude: en retournant les blagues à leur avantage, en intervenant selon ce qu'elles jugent acceptable ou inacceptable ou en renonçant à toute action.
«L'humour est un sujet à ne pas prendre à la légère», prévient Emilie Morand, chercheuse au postdoctorat à l'Université Laval. Le jeudi 11 mai, elle présentait une communication intitulée «Les blagues des collègues de travail: terrain d'oppression et d'émancipation pour les minorités sexuelles et de genres», dans le cadre du 90e Congrès de l'Acfas. Son exposé était basé sur une recherche antérieure, faite à l'Université du Québec à Montréal.
Peur de rompre la cohésion d'équipe
En entrevue à ULaval nouvelles, elle explique que son intérêt pour le sujet remonte à sa thèse, en France, sur la gestion de l'homosexualité dans le milieu de travail. «Dans mes entretiens, j'avais remarqué que lorsqu'il y avait des gais ou des lesbiennes dans un groupe, leur présence perturbait un peu l'humour qui servait de cohésion d'équipe. Eux-mêmes ou elles-mêmes disaient jouer là-dessus pour s'assurer de ne pas être celui ou celle qui rompt cette cohésion.»
Emilie Morand a retrouvé ce thème en parcourant une grande enquête québécoise (SAVIE-LGBTQ) portant sur les facteurs d'inclusion et d'exclusion des personnes LGBTQ+ dans différents domaines de leur vie. Si l'humour et les blagues n'étaient pas directement étudiés, ils représentaient ce qu'elle appelle une «surprise de terrain».
Des blagues qui laissent des traces
«Dans une grande majorité des entrevues, des blagues étaient citées. Des fois, les enquêteurs et enquêtrices passaient à autre chose, des fois, ils demandaient aux répondants des développements, ce qui donnait des entretiens assez fournis et documentés.» Sur les 137 personnes interrogées pour cette enquête, 30 ont retenu son attention. Un échantillon «assez diversifié», dit-elle, en matière d'orientation sexuelle et d'identité de genre, mais aussi en ce qui concerne l'âge (de 21 à 73 ans), l'éducation et les métiers.
Son analyse lui a permis d'identifier deux grands effets des blagues sexistes et homophobes sur les minorités sexuelles et de genres. Premier constat, les blagues incitent au silence, c'est-à-dire que les personnes LGBTQ+ ont moins tendance à sortir du placard.
— Emilie Morand
Second constat, ces blagues peuvent aussi remuer le passé des personnes LGBTQ+, des difficultés vécues avec leur famille ou pendant leurs études. «Arrivées dans leur milieu de travail, elles pensent que c'est derrière elles. Mais la force d'une blague, c'est cette forme très directe qui peut faire revivre des traumatismes», indique Emilie Morand.
Renverser le rapport de pouvoir… quand on peut
Sa recherche a aussi soulevé trois types de réactions en réponse aux blagues offensantes. La première est de renverser le rapport de pouvoir. Lorsqu'une mauvaise plaisanterie provoque une tension au sein de l'équipe, la personne ciblée prend la balle au bond pour gagner un point.
Les entretiens ont donné des exemples. À un collègue qui le questionnait sur ses pratiques sexuelles devant tout le groupe, un employé gai a lancé: «Viens avec moi, je m'en vais dans les vestiaires, je vais te montrer». Tout le monde a pouffé de rire, sauf l'indiscret, qui a ensuite gardé ses questions pour lui. «Ça crée un avant et un après», indique Emilie Morand.
D'autres répliquent de manière plus pédagogique. «Il faut avoir des ressources pour être dans la position de renverser des blagues et de contrer la culture dominante, comme occuper un poste de direction, nuance la chercheuse. On n'est pas tous égaux vis-à-vis de ces réactions-là.»
Deuxième type de réactions, certaines personnes LGBTQ+ établissent plutôt leurs propres frontières entre ce qui est acceptable ou non. Quand ce sont des propos généraux qui ne les concernent pas directement, elles laissent aller, mais dès qu'elles sont elles-mêmes la cible de ces propos, elles vont réagir, illustre la chercheuse. Elle ajoute que la fréquence peut aussi jouer dans la balance. «On rit, mais jusqu'à un certain point.»
Le troisième type de réactions vient, dit-elle, avec un travail émotionnel. «Les blagues sont tellement fréquentes que ce ne serait pas possible de réagir à toutes, donc les personnes finissent par se convaincre que c'est inoffensif, que ce n'est pas grave. Mais ce renoncement vient avec une grosse fatigue.»
Pas de poursuites
Sans surprise pour la chercheuse, aucune plaisanterie dont le contenu était dénigrant n'a donné lieu à des poursuites, d'après l'enquête SAVIE-LGBTQ. «Il y a souvent une forme d'acceptation, de minimisation des actes de discrimination par les personnes LGBTQ+. D'abord, elles font tout pour ne pas être discriminées et même quand la discrimination est avérée, ça ne donne pas lieu à des plaintes», constate Emilie Morand depuis ses premières recherches sur le sujet.
Le registre de l'humour est compliqué, poursuit-elle, parce qu'il y a toujours ces questions sous-jacentes: est-ce que ma réaction est légitime? Est-ce que finalement ce n'était pas pour rire?
Mais au vu des effets qu'elles peuvent avoir sur les personnes, toutes ces blagues sont à prendre au sérieux, selon elle.
Chercheuse principale pour cette étude, Emilie Morand a travaillé avec Line Chamberland et Martin Blais, professeurs à l'Université du Québec à Montréal, et Isabel Côté, professeure à l'Université du Québec en Outaouais.