«Peu connu au 20e siècle, Günther Anders est de plus en plus lu, traduit, enseigné et cité», explique Mathieu Robitaille, professeur de philosophie au Cégep de Sainte-Foy et chargé de cours à la Faculté de philosophie de l’Université Laval. «En 2022 et 2023, poursuit-il, quatre livres de lui ont paru en français, dont Dix thèses sur Tchernobyl. Ce livre aborde un problème majeur, la puissance nucléaire. Il est évident, à mes yeux, que l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 a suscité un regain d’intérêt pour la question du nucléaire. La menace a été comme éclipsée pendant des décennies, avec la fin de la guerre froide, avant d’être ravivée par Vladimir Poutine. Les gens découvrent qu’Anders avait beaucoup réfléchi sur la bombe comme objet de pensée, comme objet philosophique.»
Le vendredi 14 avril, le professeur Robitaille a donné une conférence, au pavillon Louis-Jacques-Casault, sur le thème «Günther Anders, penseur du règne de la technique».L’événement, qui a attiré plus de 80 personnes, était organisé par la Faculté de philosophie et l’équipe du Certificat sur les œuvres marquantes de la culture occidentale.
«Il faut lire Anders de toute urgence, affirme-t-il. Il a été l’un des plus grands penseurs à avoir réfléchi sur le 20e siècle. Il nous permet d’affronter notre avenir en tant qu’espèce. Il nous permet de penser des phénomènes qu’on a sous les yeux. Sa pertinence et son acuité nous aident à penser notre moment dans notre présent.»
Auschwitz et Hiroshima
Cet essayiste de nationalité allemande est né en 1902. Il est décédé en Autriche en 1992. Il avait la citoyenneté autrichienne depuis les années 1950. De confession juive, ce témoin attentif et inquiet de son époque n’a pas eu de carrière universitaire. Il a écrit une trentaine de livres, notamment Hiroshima est partout, Nous, fils d’Eichmann et Vue de la Lune. Mais son œuvre maîtresse est sans contredit L’obsolescence de l’homme. Le premier volume de cet ouvrage a paru en allemand en 1956, le second en 1980. La traduction française a vu le jour respectivement en 2002 et 2011.
«Le titre allemand utilise le mot antiquiertheit, lequel renvoie à l’idée d’antiquité, souligne Mathieu Robitaille. Il fait penser que nous, les êtres humains, sommes réduits à l’état d’antiquités, d’objets usés et délaissés, dans un monde qui n’est plus fait pour nous, un monde qui ne tourne plus autour de nous, que dans le monde technique que nous avons fabriqué nous ne sommes plus que des êtres cohistoriques. Nous appartenons encore à l’histoire, mais nous travaillons, par l’amélioration constante de la technologie, à notre propre disparition en tant qu’espèce.»
Selon Mathieu Robitaille, l’humanité n’est plus aux commandes. «Nous sommes, dit-il, encore dans l’illusion que la technologie est à notre service. Encore pire, nous avons l’illusion que nous pouvons faire de la technique l’utilisation qu’on en veut. Or, c’est le contraire qui est vrai, affirme Anders. La technique permet certains usages, mais c’est elle qui nous utilise. Nous sommes dans le rêve des machines et non dans celui de l’humanité. Il est fini ce temps où on pouvait participer au progrès de l’humanité. Nous sommes embarqués dans une course qui mène à notre disparition. Et c’est nous qui travaillons à ça parce que nous voulons une vie plus facile, se libérer du travail, avoir accès rapidement à toutes sortes de choses. Tant que nos désirs seront ceux-là, c’est sûr que nous allons nous jeter dans les bras de la technologie, parce qu’elle est la seule à permettre tout cela.»
Pour Günther Anders, l’année 1945 représente un renversement, un pivot dans l’histoire de l’espèce humaine. Dans ses écrits, le philosophe va jusqu’à dire que 1945 est «la nouvelle année zéro».
Selon lui, nous devrions repenser nos calendriers à cause de deux événements: la découverte des camps d’extermination et de concentration allemands et les bombes atomiques larguées sur les villes japonaises d’Hiroshima et Nagasaki.
«La même année, soutient le professeur Robitaille, on découvre que l’on peut exterminer l’espèce humaine, la technique ayant permis de fabriquer des cadavres en série comme à Auschwitz. Une machine d’extermination a été mise sur pied grâce à la technoscience. Quant à Hiroshima et Nagasaki, nous sommes entrés, avec la menace nucléaire, dans une nouvelle période civilisationnelle qui, pour Anders, est la dernière. Nous savons que nous pouvons nous autoéteindre par nos moyens techniques.»
Le philosophe était habité par l’Apocalypse, il ressentait une très grande urgence à lutter contre la prolifération des armes nucléaires. Il prenait part à des manifestations. Il a visité les villes d’Hiroshima et de Nagasaki. Dans le domaine civil, il a très fortement réagi aux accidents nucléaires de Three Mile Island et de Tchernobyl. Selon lui, une fois qu’on a appris à fabriquer la bombe, on ne peut plus désapprendre. Si bien que la menace sera permanente. Nous sommes entrés, disait-il, dans la période «du temps de la fin». Il en parle comme d’un sursis.
De Prométhée à l’intelligence artificielle
Dans ses livres, Günther Anders fait référence au mythe grec de Prométhée. Pour rappel, ce titan a dérobé le feu sacré aux dieux de l’Olympe pour en faire don aux êtres humains. «Prométhée, le bienfaiteur, explique Mathieu Robitaille, va donner la technique aux humains qui pourront ainsi mieux survivre et dominer la planète. Anders utilise ce mythe pour montrer que Prométhée a été déclassé par sa propre technique. Il parle de la “honte prométhéenne”. Cette notion est vraiment géniale. Elle est celle que nous éprouvons devant la perfection de nos produits techniques, leur humiliante qualité, par ailleurs toujours améliorable.»
Dans la pensée d’Anders, la honte prométhéenne serait l’une des causes qui favorisent le règne de la technique. Pour lui, l’humanité serait entrée, à partir de 1945, dans la troisième phase de la révolution industrielle. «Depuis ce temps, indique le professeur, l’humanité assiste à la montée en puissance de la technique. La machine devient de plus en plus importante dans nos vies. Il y a moins d’artisans et davantage d’ouvriers. Et les consommateurs-acheteurs que nous sommes devenus doivent faire fonctionner la machine. On pouvait avoir l’illusion que nous étions maîtres de la technique. Or, le risque de la menace nucléaire est toujours présent. Et nous travaillons à l’avènement de l’intelligence artificielle (IA) qui va transformer nos vies. C’est une question de remplacement. On veut de moins en moins décider par nous-mêmes. On veut laisser la machine décider à notre place. L’obsolescence de l’humain va s’accélérer avec l’IA.»
Si le philosophe était encore vivant, il dirait probablement que l’intelligence artificielle est la nouvelle bombe. «Je pense qu’on peut le dire, soutient le professeur Robitaille. Le robot conversationnel Chat GPT, c’est la nouvelle bombe. Elle a explosé en décembre 2022. Elle a été larguée par Open AI et d’autres bombes sont en train d’être fabriquées. On sent la course. Comme la course à l’armement nucléaire. On annonce la version 5 de Chat GPT pour décembre. Qu’est-ce qui va arriver? Je suis inquiet mais pas défaitiste.»
En exergue du second volume de L’obsolescence de l’homme, Günther Anders a écrit le texte suivant, une traduction libre de l’allemand par Mathieu Robitaille, et qui se veut un clin d’œil à Karl Marx:
«Changer le monde est insuffisant. On le change de toute façon. Et cela arrive même sans notre concours. Nous devons interpréter ce changement. Et ce, afin de le changer. De telle sorte que le monde cesse de se changer sans nous; et qu’il ne finisse par devenir un monde sans nous.»