Images des traditions innues: c’est le titre de la toute nouvelle collection de photographies hébergéepar la plateforme de collections numériques Kalos de la Bibliothèque de l’Université Laval. Le lancement a eu lieu le mardi 21 mars. Le corpus est constitué de plus de 2600 diapositives couleurs, près de 90% d’entre elles ayant été prises en 1982 et 1983 par le photographe Serge Jauvin. Elle est accessible gratuitement sur le site Web de la Bibliothèque.
«La collection permet beaucoup de découvertes sur la culture innue et sur le mode de vie traditionnel de ce peuple, explique le bibliothécaire-conseil Joë Bouchard. Elle s’adresse autant aux étudiants et aux chercheurs qu’au grand public, sinon encore plus aux membres des peuples autochtones.»
Les photos présentent des activités traditionnelles comme la vie en campement, la chasse et la pêche, le piégeage, le traitement des peaux, la fabrication et la pratique du canot, l’artisanat, de même que les rituels religieux. Des portraits et des paysages y figurent également.
Le bibliothécaire-conseil est à l’origine de ce projet qui aura duré plus de trois ans. «Je savais que l’Institut Tshakapesh, le principal organisme culturel de la nation innue, avait des collections de photos intéressantes, raconte-t-il. Dans la collaboration qui a suivi, et pour laquelle nous avons obtenu une subvention de la Stratégie canadienne de numérisation du patrimoine documentaire, l’Institut a soumis à la Bibliothèque plus de 2600 photos provenant des fonds Serge Jauvin et Paul Charest.»
Les responsables du projet ont choisi de confier le travail de description des photos, qui impliquait un important travail d’identification et de recherche, à trois étudiantes innues de l’Université Laval. Elles ont été supervisées au cours des étés 2019, 2020 et 2021, avec la collaboration de Serge Jauvin. «Celles-ci ont pu développer et approfondir les connaissances de leur culture avec ce projet, poursuit-il. Mes photos préférées montrent la vie en campement, ensemble, les expéditions de chasse pendant l’hiver et la confection de canots.»
La technicienne en documentation de l’Institut Tshakapesh, Maïka Jérôme, a été associée de près au projet. «J’ai proposé à monsieur Bouchard les collections de photos susceptibles de figurer dans la collection Images des traditions innues, rappelle-t-elle. Ensemble, nous avons sélectionné les diapositives qui répondaient aux différents critères établis par notre organisation afin de mieux présenter la vie traditionnelle des Innus. La description fournie par les étudiantes en lien avec les différentes photos a été analysée. L’Institut Tshakapesh a collaboré tout au long du processus. Il y a eu échange d’expertises, de savoirs et de connaissances.»
«C’était mon identité que je pouvais regarder»
Yasmine Fontaine est inscrite à la maîtrise en sciences géographiques. Elle travaillait, l’été, à l’Institut Tshakapesh lorsque Joë Bouchard l’a approchée. C’était en 2019.
Née à Uashat Mak Mani-Utenam, elle avait entrepris, deux ans auparavant, un processus personnel de réappropriation culturelle identitaire.
«Travailler au projet était plus qu’un travail, souligne-t-elle. C’était mon identité que je pouvais regarder. Je parcourais ces photos comme un album de famille. Ça se rapprochait de ma propre famille. C’est mon peuple. On voit de petits moments du quotidien, mais qui font tellement de sens, comme la préparation de la nourriture. On voit sur les photos non seulement des pratiques culturelles, mais aussi des valeurs. Comme le rire, une valeur importante chez les Innus. Aussi les rassemblements, comme William avec ses enfants. On voit la transmission qui se fait. Cela m’a vraiment touchée.»
L’étudiante dit avoir été beaucoup nourrie dans ses connaissances. À l’Institut Tshakapesh, des agents culturels et des spécialistes faisaient partie des ressources disponibles, que ce soit pour identifier un aliment ou un instrument servant à gratter la peau de caribou.
«J’avais montré certaines photos à ma grand-mère pour mon travail, indique-t-elle. Cela lui faisait du bien de voir des images du passé. Ce moment avec elle nous a permis de reconnecter, comme si on regardait un album de famille.»
Elle insiste sur le rôle de la femme innue dans le passé. «Ce rôle était primordial, essentiel, affirme-t-elle, pour assurer la transmission de la culture. Sur les photos, j’aime vraiment les voir avec leur chapeau rouge et noir et leur jupe, rassemblées sous la tente pour différentes activités, ensemble, de les voir rire.»
Depuis 2018, Yasmine Fontaine fait des excursions sur le territoire innu. «D’avoir accès à ces images de chemins de portage en forêt a nourri ce désir de retourner au territoire», soutient-elle.
«Je suis à l’Université, j’habite en ville, poursuit-elle. Mais je m’ennuie souvent d’où je viens, du territoire, de cette vie communautaire. Ces photos me rappellent que nous avons tellement un beau peuple!»
Une approche d’immersion totale
Le photographe Serge Jauvin a vécu «une expérience exaltante» en 1982 et 1983 lorsqu’il a accompagné la famille Mark, de La Romaine, dans son cycle annuel d’activités, celles-ci partagées entre la vie dans la communauté et la vie en forêt. «Les séjours en forêt, explique-t-il, pouvaient être quotidiens, pour deux ou trois jours, pour quelques semaines ou plusieurs mois, pendant la chasse d’automne. Je dirais que pour une année, les Innus passaient la moitié du temps en forêt et l’autre moitié au village, c’est-à-dire dans les maisons.»
La famille Mark était alors une des dernières familles à vivre selon le mode de vie traditionnel innu. Leur cycle annuel d’activités débutait au printemps. C’était le moment d’aller chercher le sapin en forêt pour la fabrication de canots. On se servait de la toile de tente en coton que l’on enduisait de peinture imperméable. Le canot devenait ainsi étanche en plus d’être très léger. L’automne suivant, l’embarcation était mise à l’eau. La traversée de la rivière conduisait au territoire de chasse.
«Depuis plusieurs années, je fréquentais les Innus, raconte le photographe. Je séjournais dans leur communauté une ou deux semaines à la fois, jusqu’à deux mois. J’ai alors eu l’idée de proposer à la famille Mark de la suivre pendant une année complète. Je les connaissais depuis 1979 et ils m’avaient adopté comme un membre de leur famille.»
Sa démarche était celle d’un photographe avec un regard d’enfant, c’est-à-dire dépourvu de jugement. Il a adopté une approche d’immersion totale dans le milieu. En un an, il a pris environ 10 000 diapositives couleurs ainsi que quelque 15 000 photos en noir et blanc.
«Certains jours, dit-il, il ne se passait rien, alors je ne photographiais pas. Si nous étions en forêt, je me reposais en partant seul chasser la perdrix. Sinon, je suivais la famille. Pas question de vivre à part. Il y aurait eu un froid. Et la promiscuité dans la tente n’était pas difficile du tout.»
Serge Jauvin est né au Lac-Saint-Jean. Très jeune, il a développé une passion pour la nature. Adolescent, il se rendait chez les Innus de Mashteuiatsh (à l'époque, Pointe-Bleue) pour les mieux connaître. Ses premières photos, c’est à cet endroit qu’il les a prises.
«Une expérience exaltante», «l’expérience ultime», c’est par ces mots qu’il décrit l’année passée avec la famille Mark. Quant aux trois mois en forêt, coupé du reste du monde, ils représentent «le summum de ce que j’ai vécu». «Cette période a passé rapidement, explique-t-il. Il y avait tellement de choses à faire. Parfois, on partait entre hommes en canot sur la rivière pendant plusieurs jours chercher le gibier. Ces moments ont été parmi les plus extraordinaires vécus avec eux.»
Le photographe a gardé contact avec la famille Mark et continue à la fréquenter. Le peuple innu représente pour lui «les gens les plus extraordinaires que j’ai pu connaître». Il souligne leur générosité, leur partage, leur tolérance, leur humanité qui les rend vraiment attachants. «J’ai toujours été accueilli à bras ouverts», ajoute-t-il.
En 2024, Serge Jauvin prévoit sortir un livre chez Septentrion sur son expérience unique avec la famille Mark. Plusieurs de ses photos illustreront nombre d’extraits du journal intime qu’il a tenu en 1982 et 1983.
Soulignons que les internautes qui ont des connaissances sur la culture innue, et qui voudraient bonifier la description d’une photo, sont invités à le faire à partir d’une fonction disponible dans la notice de chaque image.