Trois cent mille. C'est le nombre d'enfants qui auraient été confiés à l'adoption au Québec entre 1920 et 1970, selon le Mouvement Retrouvailles. En comptant les parents biologiques et les parents adoptifs, on estime à 1,3 million le nombre de personnes directement concernées par cette réalité.
Pour Marie-Eve Chabot Lortie, autrice et metteuse en scène, ces chiffres résonnent encore aujourd'hui. L'histoire de sa mère, elle-même adoptée dans les années 1950 à la crèche Saint-Vincent-de-Paul et avide de retrouver ses origines, lui a inspiré l'écriture de D.écimées. Cette pièce présentée au Périscope du 14 mars au 1er avril est la première création de la compagnie théâtrale Les Gorgones, dont elle est cofondatrice avec Catherine Côté et Laurence Croteau Langevin, toutes trois diplômées de l'Université Laval.
L'œuvre résulte d'une longue gestation commencée il y a quatre ans. «Je voulais d'abord qu'en période de recherche, on étudie et dresse un tableau de la situation historiquement, socialement et psychologiquement, qu'on ait une compréhension très large des adoptions à cette période-là, des retrouvailles qui se font encore aujourd'hui et de l'évolution de la loi», explique l'autrice.
Les recherches amorcées par sa mère, à l'époque où l'émission Les retrouvailles de Claire Lamarche était populaire, lui ont permis de savoir qu'elle était d'origine malécite (wolastoqey) du Nouveau-Brunswick, mais elle n'a pu entrer en contact avec sa mère biologique. Puis en 2018, la loi 113 – qui accorde à toute personne adoptée le droit d'obtenir ses nom et prénom d'origine ainsi que ceux de ses parents, à moins qu'un refus soit inscrit au dossier – a relancé les démarches… et l'espoir.
Fiction réalité
D.écimées raconte l'histoire d'une «femme-fleuve» qui a abandonné son enfant un matin de 1951, d'une «mère-torrent» qui en a souffert et de sa «fille-rivière» qui l'accompagne dans sa quête de réponses et de vérité. Une fiction inspirée de la réalité, enrichie par un travail de recherche et de rencontres.
Marie-Eve Chabot Lortie et ses complices (une quinzaine d'artistes) ont recueilli les témoignages de plusieurs femmes confiées à l'adoption et qui ont entamé un processus de retrouvailles. «On a aussi consulté des spécialistes, dont une détective privée qui aide les gens à retracer leurs parents avec l'ADN et elle-même confiée à l'adoption. On a retrouvé la travailleuse sociale qui a parlé à ma grand-mère biologique en 1996, qui est aussi psychothérapeute et conférencière. On a également rencontré une autrice psychologue spécialisée en retrouvailles.»
Photos d'archives
Marie-Eve Chabot Lortie, qui a fait un baccalauréat en théâtre, concentration mise en scène et dramaturgie à l'Université Laval, a été imprégnée de beaucoup d'œuvres de créateurs différents durant sa formation. Dans son travail de metteuse en scène, elle a gardé ce métissage des disciplines. «Tous les spectateurs ne reçoivent pas une pièce de la même façon. Des gens vont être émus par le mouvement, d'autres par le texte et les mots, certains par des images ou de la vidéo.»
Dès le départ, elle a travaillé avec Keven Dubois, concepteur lumière et vidéo et étudiant au doctorat au Département de littérature, théâtre et cinéma. Il a eu accès aux archives et aux photos des sœurs du Bon-Pasteur, qui avaient gardé certaines reliques de la crèche. On y voit les bébés de l'époque, dans les petits lits. Il a été frappé par leur grand nombre, mais aussi par les enfants plus vieux, «qui n'ont pas été choisis». «C'est quand même spécial, dit-il, ce sont toutes des vies qui ont été redirigées ailleurs.»
Son défi? En peu de photos, évoquer l'immensité de ces archives. «Heureusement, il y a une exposition en complément de la pièce, dans le hall qui va expliquer un peu comment ça fonctionnait, avec des images à l'appui.»
Sensibiliser et informer
En travaillant sur ce projet, Marie-Eve Chabot Lortie a réalisé à quel point énormément de gens sont touchés. «On se rend compte que ça fait partie de notre histoire en tant que Québécois, mais c'était quelque chose sous le tapis. C'est là, ça gronde.» Avec sa pièce, elle s'est donné pour mandat de sensibiliser le public. «En parler a quelque chose de libérateur. Ça peut faire sortir des secrets.»
La pièce informe et accompagne également. «Nous, on nomme le Mouvement Retrouvailles et sa directrice Caroline Fortin, qu'on a rencontrée et qui est devenue une alliée. Elle est un personnage réel dans le spectacle. Les gens, en quittant la salle, vont avoir son nom comme référence.» À la fin, un épilogue donne les dernières actualités concernant le droit aux origines.
Bien que tous les enfants adoptés ne ressentent pas le besoin de remonter leurs origines, «des fois, c'est la quête d'une vie de savoir à qui on ressemble», glisse l'autrice. «Ce n'est pas juste un truc historique. Même des générations après, on se rend compte qu'on ne se passe pas juste un nez, mais parfois aussi, des blessures.»
Entre nature et paperasse
D.écimées. Le titre de la pièce renvoie à la perte. Le mot a été tronqué, comme les gens rencontrés se sont sentis coupés de leurs racines. Et écimer signifie couper la cime d'un arbre, explique Marie-Eve Chabot Lortie.
La terre, le sang, les gènes, les racines, l'arbre, l'eau…Il y a un côté très naturel et organique au besoin de savoir d'où l'on vient, selon elle. Mais en même temps, il y a beaucoup de paperasse pour y arriver. «Il y a comme cette dualité dans l'esthétique et la scénographie du spectacle», révèle la metteuse en scène.
Sa mère a-t-elle remonté le cours d'eau? L'arbre a-t-il retrouvé ses morceaux? «On voit la finalité de sa démarche», dit-elle en saluant le courage de tous ceux et celles qui entreprennent ce parcours du combattant.