«Développement durable ou exploitation endurable?» C’est sur ce thème riche de sens qu’Alain Deneault, professeur de philosophie et de sociologie à l’Université de Moncton et essayiste bien connu, a prononcé la conférence d’ouverture du 11e Colloque en développement international de l’Université Laval, le 8 février, au pavillon Palasis-Prince. La journée était coorganisée par la Chaire en développement international de la Faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation ainsi que par l’Association étudiante en développement international et action humanitaire de la Faculté des sciences de l’administration.
Selon le conférencier vedette, il faut être sourd et aveugle pour ne pas voir les signes avant-coureurs d’une catastrophe planétaire annoncée. «Pas besoin d’un prophète ou d’un poète pour annoncer un monde qui s’effrite totalement, soutient-il. Nous sommes déjà dans un stade d’irréversibilité. Tout ce qu’on peut faire, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat le dit, est d’atténuer les impacts. Mais il faut se dire qu’on va quand même traverser un sale quart d’heure universel.»
Le professeur croit que l’humanité «va assister à une contraction de la géopolitique, radicale et spectaculaire, de la mondialisation à la région». «Quand il n’y aura plus de pétrole et de gaz naturel, poursuit-il, il n’y aura plus de mondialisation avec ses circuits, ses réseaux industriels, commerciaux, consuméristes extrêmement complexes. Il y aura probablement un exode urbain assez important vers les régions. On réinvestira les régions, les circuits courts, le low tech.»
«C’est ça notre avenir»
Alain Deneault a brossé un portrait plutôt sombre de l’état de la planète. Sur la crise climatique, il souligne qu’une augmentation de la température d’un degré signifiera une augmentation des canicules meurtrières, des ouragans, des inondations ainsi que des répercussions sociales: réfugiés environnementaux, protectionnisme, guerres civiles.
«C’est ça notre avenir», affirme-t-il.
La disparition graduelle des espèces animales et végétales représente, selon lui, un péril extrêmement grave. «Ce phénomène entraîne une perturbation annoncée de la chaîne alimentaire et l’augmentation des zoonoses, explique-t-il. La COVID-19 serait juste la bande-annonce d’une épidémie de pandémies pour notre siècle parce que la perte de biodiversité nous rend de plus en plus exposés aux éléments pathogènes des espèces animales autres.»
Sur la perte en énergie, le conférencier a eu le commentaire suivant: «On ne sait plus où aller chercher les énergies fossiles. Dans la boue en Alberta, dans des cailloux aux États-Unis, 3000 mètres sous les eaux au large de l’Afrique. On ne sait plus où aller parce qu’on a épuisé les puits traditionnels.»
La dernière crise concerne la perte en minerais qui sont «indispensables à toute la technologie zombie du capitalisme vert, de la transition techno-scientifique». Selon lui, il faudra tellement de minerais stratégiques, comme le lithium, pour fabriquer les véhicules électriques que les réserves souterraines seront vite épuisées. «Les extraire du sol, ajoute-t-il, est aussi difficile à faire que d’aller chercher dans un pain la pincée de sel qu’on y a mise.»
Un oxymore
D’entrée de jeu, Alain Deneault a expliqué que le vocable «développement durable», ou DD, l’a beaucoup agacé ces dernières années dans la foulée de ses travaux sur la gouvernance. «Ces deux expressions ne choquent pas, ne déstabilisent pas, n’exaltent pas non plus, dit-il. Il n’y a pas de débat entourant le développement durable, même si la polysémie ouvre un foyer vertigineux de contradictions.»
Selon lui, le développement et la durabilité sont deux concepts qui s’opposent. «L’oxymore DD, lance-t-il, représente une espèce d’utopie stérile. Sans plus de démonstration, par simple jeu sémantique, on fait venir des expressions contradictoires et voilà, c’est censé marcher.»
Il poursuit en disant que l’emploi du mot «développement» signifie que, pour penser ce «problème de destruction absolument formidable, ce jamais-vu» qui afflige notre planète, les objets de notre réflexion sont l’activité entrepreneuriale et industrielle, l’extractivisme et le capitalisme.
Le professeur rappelle que le développement durable suppose que l’on restitue la nature aux générations qui suivent, telle qu’on l’a trouvée. «Or, souligne-t-il, tout change et tout bouge parce qu’on a détraqué le système Terre lui-même. Sur un mode autonome et exponentiel, le système Terre en est à se dérégler de telle sorte que ce principe voulant qu’on rende la nature comme on l’a trouvée est tout simplement erroné.»
Il ajoute que l’humanité ne peut pas platement dire qu’elle va gérer Dame Nature. «On ne peut pas dire qu’avec la technique, on va rectifier le tir, indique-t-il. Qu’on va remettre les choses dans leur orbite. Qu’on va restaurer. Bien sûr que c’est mieux d’aller là que de continuer comme avant. Mais ce n’est pas suffisant.»
L’expression DD, le conférencier la trouve critiquée partout. «Je ne peux pas lire un livre d’écologie politique, que ce soit sur l’extractivisme, sur l’agriculture, le vivant, le climat sans qu’à un moment donné les auteurs se lâchent et nous lâchent cette expression de développement durable, explique-t-il. Et là, sur un paragraphe, on en dit le plus grand mal. Il n’y a pas un livre que je lis sur cet enjeu-là où tout à coup le développement durable n’est pas pulvérisé.»
Selon lui, on ne sait plus ce que signifie le DD. «Depuis l’élaboration du concept dans les années 1980, repris par le rapport Brundtland en 1987, puis promu en 1992 par le Sommet de Rio, cette expression se retrouve tellement partout sur un mode publicitaire et de relations publiques, ensuite sur un mode à prétention scientifique, qu’on ne sait plus ce qu’elle signifie.»
Rappelons que 1992 a été le moment où la planète a pris conscience de la problématique environnementale et que l’avenir était dans le DD. « Mais, dit-il, l’humanité a carburé à l’énergie davantage entre 1992 et tout récemment, que du début de l’ère industrielle à maintenant. Le DD n’a rien changé.»
Le développement durable dans une résidence étudiante
Alain Deneault a logé dans une chambre d’une résidence étudiante du campus pendant son séjour à Québec. «Dès mon arrivée, raconte-t-il, le sujet de ma conférence m’a parlé. Un feuillet disait: “Je suis DD” et quatre sceaux venaient, dans une inflation de l’authentification, certifier que c’était vraiment du DD. On m’incitait, entre autres, à éteindre la lumière le plus souvent possible. Cela s’appelait du DD. Mais où était le DD là-dedans? On voit que ça devient un tic de langage. Et il est d’autant plus insignifiant, au sens strict, qu’il faut le sur-tamponner pour donner l’impression qu’on est en train de dire quelque chose d’important.»
Selon le conférencier, il n’y a pas de transition énergétique. «Quand on développe la filière solaire ou la filière éolienne, soutient-il, on n’est pas en train de remplacer une production énergétique, qui serait plus traditionnelle en énergies fossiles, par une autre. On les additionne parce que la demande en énergie est toujours croissante. On est dans une synergie, une addition énergétique. Et on a cette façon un peu mythifiante de dire: “C’est vrai, l’énergie solaire est renouvelable”. Mais on ne parle pas de ce qu’il en coûte pour fabriquer les infrastructures formidables pour transformer l’énergie solaire en énergie réutilisable.»
Dans le cours de son exposé, le professeur a fait allusion au philosophe allemand Friedrich Nietzsche. «Si j’avais son talent, dit-il, j’écrirais un livre intitulé Par-delà l’optimisme et le pessimisme. On ne peut pas simplement continuer en somnambules à se demander ce qu’on doit faire, quels paramètres on peut bouger. Mais la situation est si grave qu’on en prend peu la mesure. C’est tellement immense qu’à un moment donné l’esprit décroche. Tout ce qui entoure l’écoanxiété me semble relever de ça. J’aurais plutôt tendance à parler d’écoangoisse!»
Il poursuit en disant que si l’écologie politique n’a pas encore trouvé son objet, c’est parce que l’objet est inouï. «On peut toujours ramener la guerre en Ukraine à la Seconde Guerre mondiale, souligne-t-il. On peut toujours ramener la COVID-19 à d’autres épidémies. Il y a toujours des analogies. Là, il n’y en a pas.»