Et si l'expression «si nous avions su» devenait moins usitée dans les prochaines années? C'est peut-être ce que produira l'usage accru des jumeaux numériques. Ces répliques virtuelles d'objet, de lieu ou de système physique permettent de prédire comment se comportera une machine dans des conditions données ou de prévoir les conséquences d'une catastrophe naturelle sur un environnement bâti.
«Parfois, je prends cette image pour simplifier la chose: le jumeau numérique permet d'éviter qu'on sorte la pelle, la pioche et les millions de dollars et d'attendre 20 ans pour voir si un projet tient ses promesses. Grâce aux capacités informatiques actuelles, il est possible de simuler et d'appréhender des phénomènes environnementaux et socioéconomiques complexes au sein d'un jumeau numérique. On peut alors tester différentes hypothèses, différents scénarios ou différentes mesures potentielles de mitigation pour faire face à tel ou tel problème. À partir de là, il est beaucoup plus facile de prendre des décisions éclairées», déclare Thierry Badard, professeur au Département des sciences géomatiques et instigateur d'une série d'ateliers sur les jumeaux numériques.
Le premier de ces ateliers, tenus sur la plateforme Zoom, a d'ailleurs permis à des dizaines de participants du Québec, du Maroc et de l'Europe d'en apprendre plus sur l'histoire et les concepts de base de cette nouvelle technologie.
«Terme popularisé en 2002, le jumeau numérique est un des éléments majeurs de la 4e révolution industrielle. Mais ce concept était déjà pratiqué dans les années 60 et 70 par la NASA», a indiqué le professeur Badard lors de ce premier atelier, rappelant que c'est grâce à une réplique de vaisseau qu'un plan de sauvetage pour les astronautes d'Apollo 13 a pu être mis au point, à partir de la Terre.
«Un jumeau numérique, a-t-il ajouté, est un modèle numérique qui reflète les caractéristiques, le fonctionnement et l'état d'un objet ou d'un système dans le monde réel. Il est créé à partir de données – en fait de beaucoup, beaucoup de données – qui proviennent de sources hétérogènes, dans le but d'optimiser les performances de l'objet ou du système.»
Une simple réplique virtuelle?
Le jumeau numérique n'est toutefois pas une représentation figée d'une réalité. Ce qui le distingue d'autres représentations virtuelles, c'est qu'il est constamment mis à jour par l'apport de nouvelles données en temps réel. «Il est important, insiste le professeur Badard, de maintenir une synchronisation constante entre les données réelles et les jumeaux numériques pour un usage optimal.» Conçu autour d'un flux d'informations bidirectionnel, le jumeau reçoit, par des capteurs, des données en continu qu'il traite puis partage avec son objet source.
«Par un monitoring constant, on essaie de rapprocher le monde réel du monde virtuel. Grâce à l'analyse, à la simulation et à l'optimisation opérées dans le jumeau numérique, on peut renvoyer des données dans le monde réel. Il y a toujours cette boucle de rétroaction entre le monde réel et la modélisation virtuelle», explique le chercheur.
Des exemples spécifiques
Mais, plus concrètement, comment tirer profit des jumeaux numériques? «En milieu urbain, ils peuvent être utilisés pour visualiser, analyser et gérer des projets de construction et des systèmes complexes. Ça peut concerner, par exemple, la gestion de la pollution atmosphérique ou sonore, l'accessibilité pour les personnes à mobilité réduite, ou encore les îlots de chaleur ou de fraîcheur. Par exemple, ils peuvent permettre de calculer les ombres portées et ainsi d'avoir une idée des répercussions des îlots de chaleur en fonction des heures ainsi qu'une idée de l'incidence de l'ensoleillement sur la consommation énergétique, la climatisation et le verdissement», affirme Thierry Badard.
Ils peuvent également être employés pour gérer des feux de circulation, à partir de données en temps réel du trafic, afin d’améliorer la fluidité des déplacements automobiles.
Un autre exemple intéressant est celui de l’étude de la vulnérabilité du cadre bâti face à de possibles inondations, un projet de recherche dirigé par Thierry Badard et soutenu par le ministère de la Sécurité publique et celui de l’Énergie et des Ressources naturelles. Dans ce projet, on emploie notamment un jumeau numérique pour simuler la montée des eaux. «On peut ainsi voir quels bâtiments seraient inondés, et à quel niveau d’immersion, pour éventuellement prendre des mesures pour protéger ces bâtiments et réduire les répercussions des inondations», avance le professeur.
Les jumeaux numériques peuvent aussi être utiles dans des environnements naturels. Par exemple, des chercheurs ont modélisé un incendie majeur survenu au Colorado, afin de mieux comprendre sa propagation en fonction du vent et de la végétation et de voir comment les fumées qu’il produit se déplacent.
Des ateliers de vulgarisation accessibles à tous
«Alors que j'étais directeur du Centre de recherche en données et intelligence géospatiales (CRDIG), raconte Thierry Badard, j'ai eu envie de raviver de vieilles collaborations, notamment avec l'Institut agronomique et vétérinaire Hassan II, au Maroc. Étant donné que les jumeaux numériques sont un thème qui rallie plusieurs chercheurs du CRDIG, qu'ils constituent en quelque sorte la colonne vertébrale de notre centre de recherche et que cette technologie intéressait aussi l'équipe du Maroc, nous avons décidé d'organiser conjointement cette série d'ateliers.»
Soutenue par le ministère des Relations internationales et de la Francophonie du Québec, par l’entremise de son programme d'appel de projets de coopération bilatérale Québec-Royaume du Maroc 2021-2022, la série d'ateliers a été pensée comme des «classes ouvertes», dans lesquelles des universitaires sont appelés à vulgariser leurs recherches liées aux jumeaux numériques.
Ce sont 276 personnes qui se sont inscrites pour le premier atelier, dont près de 60% venaient du Canada, et les autres du Maroc et de l'Europe. «Parmi elles, précise le professeur, il y avait des chercheurs et des étudiants, mais aussi des représentants d'organisations, d'entreprises et de différents paliers gouvernementaux (fédéral, provincial et municipal). La formule de ces ateliers est vraiment intéressante puisque n'importe qui peut y assister, et je crois que c'est précisément l'une des missions des universités de diffuser le savoir à tous dans la société.»
Qu'y aura-t-il au menu pour les 3 autres rencontres de la série? L'une abordera le développement durable; la seconde, la gestion des risques et la dernière, la santé publique.
«Et bien sûr, il faudra se questionner sur la place de l'humain dans tout ça. Pour l'instant, les jumeaux numériques sont encore un projet technocentré. Mais il ne faut pas oublier que cette technologie a pour but premier d'améliorer la vie des humains», conclut le professeur Badard.
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