Les membres de la communauté universitaire qui s’intéressent au patrimoine littéraire québécois ont jusqu’au 28 février pour voir, à la Bibliothèque, l’exposition itinérante consacrée à une facette méconnue de notre histoire: la censure. Conçue à la Bibliothèque de l’Assemblée nationale du Québec par la cheffe d’équipe du Service de la référence, Carolyne Ménard, l’exposition comprend quatre modules, mais à l’Université elle a été enrichie de 17 livres issus de différents genres littéraires et puisés à même les collections de la Bibliothèque. Cette version présentée à l'Université Laval est installée depuis novembre dernier dans le hall du deuxième étage du pavillon Jean-Charles-Bonenfant.
Le professeur Patrick Taillon, de la Faculté de droit et la doctorante en droit Amélie Binette, rattachés au Centre d’études en droit administratif et constitutionnel, ont adapté l’exposition à l’Université.
«Comment l’exposition est venue nous chercher?», demande la doctorante. «Elle permet de découvrir une part importante du contexte historique et culturel particulier au Québec dans lequel s’est profondément inscrite la tension entre liberté d’expression et censure littéraire depuis l’époque du Régime français. Plutôt que de parler de la censure dans l’absolu, l’exposition nous questionne sur les types de censure – punitive, prescriptive, autocensure –, sur les acteurs qui détenaient le pouvoir censorial – l’État, l’Église, les auteurs–, ainsi que sur ses conséquences variées suivant les époques, comme les ouvrages mis à l’Index, l’exil des auteurs, les poursuites judiciaires, la recrudescence de la popularité de l’œuvre et autres.»
Le Dictionnaire de la censure au Québec: littérature et cinéma, coécrit par Pierre Hébert, Yves Lever et Kenneth Landry, publié en 2006 chez Fides, a servi de base à trois des quatre modules de l’exposition.
Du 17e au 20e siècle
L’exposition s’intitule À l'index! Regard sur la censure littéraire au Québec. Ellepropose un vaste panorama temporel compris entre le 17e siècle et le 20e siècle. Le plus ancien cas de censure recensé dans notre histoire remonte à 1625, à l’époque de la Nouvelle-France. Le bourreau brûle, sur la place publique de Québec, l’Anticoton, un pamphlet anonyme accusant cette communauté d’être directement impliquée dans la mort du roi Henri IV. À cette époque lointaine, la censure est appliquée par les autorités civiles et religieuses au cas par cas. La censure organisée au cœur d’une structure institutionnelle, s’appliquant de manière systématique à l’ensemble du territoire, ne verra le jour qu’après 1840. C’est ce qu’on appellera la censure cléricale. Elle fonctionnera jusqu’en 1959.
L’Index librorum prohibitorum, la Liste des livres interdits administrée par l’Église catholique à Rome, a été aboli en 1966. Cette liste noire visait à protéger les catholiques de la lecture de livres jugés inacceptables sur les plans théologique, culturel ou politique. Trois ouvrages canadiens-français se sont retrouvés sur cette liste. Le clergé canadien, sa mission, son œuvre, de Laurent-Olivier David, était l’un d’eux. Dans cet essai, le député libéral montréalais critiquait l’ingérence du clergé dans les affaires politiques de la province de Québec. Il dénonce notamment son ingérence dans les élections fédérales de 1896.
Publié la même année, le pamphlet fut inscrit officiellement à l’Index au mois de décembre. La suite fut tumultueuse. À Québec, le journal libéral L’Électeur publie le contenu du livre du député, ce qui soulève l’ire de 5 évêques. Ceux-ci écrivent une lettre pastorale qui sera lue en chaire dans toutes les églises des diocèses de Nicolet, Trois-Rivières, Rimouski, Chicoutimi et Québec. La missive adresse une sévère mise en garde à quiconque imprime, distribue ou lit ce journal, désobéissant ainsi à l’autorité de l’Église. Les propriétaires de L’Électeur sabordent leur journal puis en créent un autre, Le Soleil.
«Nous pensions que plusieurs ouvrages canadiens-français avaient été mis à l’Index à Rome, souligne Amélie Binette. Leur petit nombre peut s’expliquer par le fait que l’Église était tellement forte au Canada français, son influence tellement grande et son personnel tellement nombreux, qu’elle n’avait pas vraiment besoin du sceau officiel de Rome pour exercer une quelconque censure.»
Coter la valeur morale d’une œuvre
Au tournant du 20e siècle, la censure devient un peu plus discrète. «L’Église, dit-elle, délaisse les interdictions explicites au profit de recommandations. Elle va orienter les lecteurs vers des œuvres davantage en harmonie avec la pensée religieuse. Un des gestes les plus importants sera la publication chaque mois, de 1946 à 1966, de cotes morales décernées aux plus récents ouvrages et destinées aux écoles et bibliothèques scolaires.»
La liste de novembre 1960 contient le roman Doux-amer de l’écrivaine Claire Martin. La censure de l’Église catholique lui attribue un M, pour «mauvais». Le système de cotes en comprend 6, dont TB pour «pour tous» et D pour «dangereux». Dans ce roman de l’intériorité publié au Québec puis en France, l’auteure décrit une relation de couple d’une dizaine d’années entre une écrivaine et son éditeur. Brusquement, une passion aveugle la détourne de lui pour un individu médiocre et égoïste qu’elle épouse, mais qui mourra éventuellement dans un accident. L’écrivaine entreprendra alors une quête d’amour pour son éditeur.
Jean-Charles Bonenfant, cet intellectuel qui fut directeur de la Bibliothèque de la législature à l’Assemblée législative du Québec de 1952 à 1969, ensuite chargé de cours puis professeur de droit à l’Université Laval, fut fréquemment consulté par divers intervenants sur la qualité morale d’œuvres littéraires. L’exposition contient une lettre de lui écrite le 15 mai 1953 au surintendant de l’Instruction publique, dans laquelle il se prononce sur Le tombeau des rois, un recueil de poèmes d’une certaine Anne Hébert. Il fait allusion à une note accompagnant le livre lui demandant s’il convient aux bibliothèques scolaires. «Ma réponse, écrit-il, serait plutôt nuancée. […] Je crois qu’il ne faudrait pas distribuer au hasard ce petit livre. Il conviendrait plutôt aux professeurs et aux élèves assez âgés.»
«Ce code est vraiment formidable, ça ne s’invente pas, lance Amélie Binette. On ne mettra pas les livres officiellement à l’Index, mais on va tranquillement orienter le lecteur vers d’autres œuvres plus «adéquates». Ce code fait sourire aujourd’hui. Mais c’était sérieux quand même! J’ai été fascinée de voir que des prêtres se spécialisaient en culture littéraire comme critiques.»
Tous les types d’imprimés
Au Québec, la censure littéraire se manifeste à toutes les époques. Elle touche tous les types d’imprimés, y compris les journaux. Ce fut notamment le cas en 1839 avec l’arrêt forcé par la police du journal satirique Le Fantasque, lequel s’était prononcé en faveur des rébellions patriotes. Les locaux et les presses furent saisis et le fondateur du journal fut incarcéré pendant 53 jours.
Certains écrivains eurent à subir les foudres de l’Église. Ce fut notamment le cas de Guy Robert. En 1959, cet enseignant du séminaire de Gaspé publiait un recueil de poésie, Broussailles givrées, qui fut jugé subversif. Il perdit son emploi et toutes les portes des écoles de la Fédération des collèges classiques lui furent fermées désormais.
En 1960, le frère mariste Jean-Paul Desbiens publie, sous le couvert de l’anonymat, Les insolences du Frère Untel. Dans cet essai, il critique la médiocrité du système d’éducation hérité de la Grande Noirceur ainsi que l’écrasante hiérarchie religieuse qui, écrit-il, «fait obstacle à la liberté de pensée des Canadiens français».
En 1979, la version imprimée de la pièce de théâtre de Denise Boucher, Les fées ont soif, se voit visée par une injonction du Conseil des arts de Montréal interdisant sa diffusion.
En 1998, la revue de création littéraire Steak haché reçoit, à la suite d’une plainte, un avertissement de l’escouade de la moralité du service de police de Montréal au sujet d’un texte dont le contenu est jugé obscène et pornographique. L’avertissement demande à la revue de ne plus faire circuler le numéro concerné.
Les étudiantes et les étudiants inscrits au cours Droit constitutionnel ont visité l’exposition. Selon Amélie Binette, cette visite a suscité une réflexion sur ce qu’il faut retenir du phénomène de la censure à l’heure actuelle. «Est-il systématiquement à condamner? dit-elle. Doit-il être encouragé dans certaines circonstances? Si oui, quelle institution dispose, à ce jour, de l’autorité ou de la légitimité pour jauger de cet équilibre délicat entre censure et liberté d’expression?»