Les professeurs Yannick Dufresne et Simon Coulombe sont respectivement rattachés au Département de science politique et au Département des relations industrielles de l’Université Laval. Catherine Ouellet, pour sa part, est doctorante en science politique à l’Université de Toronto. Dans la deuxième semaine de janvier, les trois chercheurs ont participé, en Floride, à un colloque de la Southern Political Science Association. Leurs présentations ont tourné autour d’un concept unique qu’ils ont créé et développé conjointement: le Datagotchi.
Les électeurs se rappelleront peut-être de cette application Web mobile apparue quelques jours avant le déclenchement de la campagne électorale québécoise, en septembre dernier. Conçu par la Chaire de leadership en enseignement des sciences sociales numériques, que dirige le professeur Dufresne, cet outil, dont les médias d’information ont abondamment parlé durant la campagne et dont une première version avait été créée en vue des élections générales fédérales de l’automne 2021, permet, à l’aide d’un questionnaire, de prédire pour qui le répondant va voter, et ce, à partir de son profil et de ses habitudes de vie. Les quelque 35 questions portaient sur des variables sociodémographiques, comme l’âge et le niveau de scolarité, et sur des aspects liés au style de vie. «Quel est votre genre musical préféré?», «Combien de tatouages avez-vous?» et «Avez-vous des animaux de compagnie?» sont des exemples.
«Le régime alimentaire est très révélateur, affirme Yannick Dufresne. Manger de la viande et faire de la motoneige est extrêmement prédictif.»
Selon lui, le Datagotchi a obtenu une très bonne réponse. Le site a reçu plus de 170 000 visites et plus de 93 000 personnes ont rempli le questionnaire.
«On obtient toujours pas mal de commentaires», indique Catherine Ouellet, dont la thèse constitue en quelque sorte le cadre théorique derrière le concept du Datagotchi. «Datagotchi, poursuit-elle, fait réagir – notamment grâce au côté ludique, je pense. Plusieurs répondants prennent plaisir à partager leur avatar sur les réseaux sociaux et s’étonnent, ou non, de leur résultat. Les commentaires sont assez positifs, de façon générale.»
Dans sa recherche, la doctorante s’intéresse à la relation entre les identités sociales et le comportement politique individuel. Elle explore le concept de style de vie (lifestyle) dans le contexte politique afin de mieux comprendre le comportement des électorats québécois et canadiens. «Ma thèse, dit-elle, s’inscrit dans un contexte marqué par le déclin progressif, depuis les années 1990, du pouvoir prédictif et explicatif des clivages structurels traditionnels – tels que la classe sociale ou la religion – sur le vote. L’argument central de ma thèse est que le déclin du pouvoir prédictif des variables traditionnelles sur le vote ne signifie pas pour autant une importance moindre de la socialisation dans les choix politiques. En s’appuyant sur des données collectées par Datagotchi, ma thèse démontre que le lifestyle, par exemple la consommation culturelle et matérielle, les loisirs et autres, est un marqueur de socialisation, et donc révélateur de comportements sociaux et politiques plus profonds tels que le choix de vote.»
Est-il possible de prédire le vote d’une personne en sachant qu’elle boit un latte le matin et qu’elle se déplace en transport en commun? «C’est ce que nos toutes récentes recherches montrent de façon inédite, répond Yannick Dufresne. Selon lui, les données recueillies serviront à mieux connaître et comprendre la société. «L’idée, poursuit-il, est de pouvoir étudier de manière plus fine, à l’aide de jeux de données plus grands, le comportement des électeurs. Ce type de données nous permet d’étudier ces comportements dans le temps durant la campagne électorale, régionalement au niveau des circonscriptions, et pour des groupes plus précis compte tenu de la grosseur du jeu de données. Cet outil-questionnaire permet donc de définir le profil du répondant comme électeur.»
Dans le développement du Datagotchi, les chercheurs ont eu recours à trois partenaires techniques de l’Université Laval. L’Institut intelligence et données a aidé dans la réflexion sur les algorithmes, le Centre de recherche en données massives a contribué au modèle de prédiction et l’Observatoire international sur les impacts sociétaux de l’intelligence artificielle et du numérique a financé les premières versions du projet.
Le bien-être et la santé des travailleurs
D’ici un an, un nouveau Datagotchi permettra de dessiner l’état de santé ou de bien-être du répondant. Cette version de l’outil-questionnaire est en cours d'élaboration depuis l’obtention d’un financement important à l’hiver 2022. Quelques personnes se sont jointes à l’équipe de base. «Le Datagotchi portera le nom de Kenko, un mot qui signifie “santé” en japonais, explique Simon Coulombe. Cette application particulière sera comme une version “plus” de l’infrastructure existante.»
Selon le titulaire de la Chaire de recherche Relief en santé mentale, autogestion et travail, les problématiques de santé mentale au travail sont de plus en plus saillantes. «Plusieurs études, explique-t-il, ont montré que les problèmes de santé mentale au travail ont atteint des niveaux élevés. Il est sûr que la pandémie a exacerbé certains problèmes. Or, il existe peu d’outils permettant de prendre connaissance de son niveau de santé mentale et quoi faire pour l’améliorer.»
L’idée du Datagotchi Kenko consiste donc à créer une application en santé mentale innovante permettant la formulation, par apprentissage automatique, de recommandations personnalisées afin d’optimiser le bien-être des travailleurs, ainsi que l’accompagnement de leurs employeurs dans la mise en place d’environnements qui soutiennent la santé.
Le Datagotchi au Japon
Au printemps 2022, Yannick Dufresne s’est rendu au Japon avec un collègue de l’Université Western Ontario afin de rencontrer quatre professeurs rattachés à autant d’universités dans le but de jeter les bases d’un Datagotchi portant sur le profil de l’électeur japonais. Au mois de décembre, le professeur Dufresne et son collègue sont retournés dans ce pays, plus précisément à Tokyo, où ils ont à nouveau rencontré leurs partenaires.
«Un des clivages politiques principaux au Japon porte sur la militarisation et l’anti-américanisation, notamment sur la présence de bases militaires américaines sur le territoire japonais, souligne-t-il. L’hypothèse derrière le Datagotchi est donc de voir si certains comportements occidentalisés ou d'influence américaine, par rapport à des comportements plus traditionnels, pourraient avoir une valeur prédictive des attitudes des électeurs envers ce clivage. On peut penser au café Starbucks versus le thé, au vin de raisin versus le saké, au baseball versus le sumo.»
L’automne dernier, un premier test de sondage a été déployé au Japon. Un deuxième devrait l’être à la fin du printemps. Ces sondages servent à développer le modèle qui sera utilisé pour l’outil qui devrait être prêt à temps pour les prochaines élections japonaises.
Au Salon du livre de Montréal
Fin novembre, un test de sondage préparé par l’équipe du Datagotchi pour la Coopérative des librairies indépendantes du Québec a été proposé aux visiteurs du Salon du livre de Montréal. Ce projet pilote comprenait environ 35 questions, dont plusieurs recoupaient celles posées dans Datagotchi Élections. De nouveau, elles portaient sur les caractéristiques sociodémographiques et sur le style de vie. Par exemple, «Quel est votre style vestimentaire?», «Quel trait de caractère vous représente le mieux?» ou «À quelle fréquence voyagez-vous?».
«Nous avons utilisé le même modèle d’intelligence artificielle, mais cette fois pour prédire le livre préféré plutôt que le vote, indique Catherine Ouellet. On a évidemment changé les variables, puisque les déterminants ne sont pas nécessairement les mêmes, mais on reste encore dans l’idée du style de vie pour prédire le comportement.»
Ce sondage a permis une collecte préliminaire de données. En quelques jours, plus de 600 visiteurs ont répondu au questionnaire. Un franc succès au dire de la Coopérative des libraires indépendants.
En ce moment, les chercheurs analysent les données afin d’améliorer les modèles. Fin février, ils seront au Salon du livre de Gatineau. «Il s’agira d’une nouvelle occasion de collecte de données et d’amélioration constante du modèle, soutient-elle. À court et moyen terme, on espère une application mobile qui permette de prédire le genre littéraire, voire éventuellement des auteurs ou des livres.»