
Alimenter son poupon est un soin qui préoccupe beaucoup les nouveaux parents, et ce, dès les premières heures suivant la naissance. Bébé sera-t-il nourri au sein ou avec des préparations commerciales pour nourrisson?
Puis, les décisions s’enchaînent rapidement au cours des mois suivants. À quel moment introduire les autres aliments? Dans quel ordre et sous quelle forme? Et quand mettre fin à l’allaitement, si on a choisi cette voie?
Plusieurs nouveaux parents peuvent se sentir déboussolés devant tous les choix à faire en peu de temps. Pour les aider à y voir plus clair et les guider, la santé publique émet certaines recommandations, notamment dans le Mieux vivre avec notre enfant de la grossesse à deux ans. Mais les parents suivent-ils ces recommandations basées sur des données scientifiques? Pourquoi certains préfèrent-ils les adapter? Et pourquoi d’autres s'en détournent-ils au profit de pratiques plus marginales?
Ces questions sont à la base de la thèse en anthropologie récemment soutenue par Anne-Marie Rouillier. Intitulée «Avant j’avais des principes, maintenant j’ai des enfants»: réactions face aux injonctions de bien-être de santé publique en contexte québécois. Le cas de l’alimentation des 0-2 ans de la Capitale-Nationale, cette étude explore la grande variété des choix alimentaires parentaux, qui vont de pratiques très répandues à des options plus marginales.
«Mon étude n’était pas quantitative, mais bien qualitative. Ce qui m’intéressait, ce n’était pas de compiler et de dresser un portrait de toutes les pratiques alimentaires, mais de comprendre ce qui motive et justifie la décision parentale. Ce que j’ai remarqué, c’est que les pratiques alimentaires moins courantes ne sont pas dues à un manque d’information. Il y a une logique derrière la décision des parents», explique Anne-Marie Rouillier.
Pour analyser cette prise de décision, la chercheuse a eu recours à l’observation participante et a fréquenté certains milieux propices à la collecte de données, comme des groupes d’allaitement et des cafés parents-enfants. Elle a aussi mené des entrevues avec 13 personnes-ressources (par exemple, des intervenantes des milieux de la santé et communautaire) et 40 parents de nourrisson (35 mères et 5 pères). Pour être retenus pour l’étude, les parents devaient rester sur le territoire de la Capitale-Nationale, qui s'étend de Portneuf à Charlevoix, et leurs bébés ne devaient être ni prématurés ni présenter de problèmes de santé affectant leur alimentation. Ces pères et mères ont témoigné lors d’une rencontre individuelle – qui pouvait inclure ou non la conjointe ou le conjoint – ou en petit groupe.
— Anne-Marie Rouillier
«Au-delà des motivations premières qui dictent un choix alimentaire, les pratiques nourricières de plusieurs parents sont teintées par des préoccupations particulières, notamment en lien avec des idéaux alimentaires, écologiques, politiques ou liés à un courant spécifique. De plus, les parents démontrent des formes de créativité et valorisent, dans une large proportion, le plaisir familial et la participation du tout-petit, alimentant le lien social entre l’enfant et les personnes significatives qui l’entourent», soutient Anne-Marie Rouillier.
Une décision empreinte d’émotions
Parler de l’alimentation d’un bébé conduit, très souvent, à des discussions intimes et émotives puisqu’à la pression personnelle que s’imposent les parents dans le choix alimentaire s’ajoute le jugement social. «Ce sujet, indique Anne-Marie Rouillier, touche une corde sensible chez la plupart des parents, peu importe l’âge de leurs enfants. Des grands-mères parleront facilement de ce qu’elles faisaient et de ce que font différemment leurs enfants aujourd’hui avec leur propre progéniture. Lorsque je donnais des conférences scientifiques sur mon sujet de thèse, des gens de l’audience profitaient de la période de questions pour témoigner de leur expérience personnelle. C’est un sujet qui remet en question le sentiment de compétence des parents. Certains se culpabilisent; d’autres éprouvent de la fierté quant à leurs choix et tiennent à les justifier.»
La chercheuse souligne d’ailleurs que c’est ce souci très présent et très émotif qu’elle sentait chez les femmes enceintes et les nouvelles mamans qui l’a convaincue d’approfondir ce sujet. «Lors de mes études de maîtrise, dit-elle, j’étudiais l’expérience de femmes québécoises qui avaient choisi d’accoucher à domicile ou dans une maison de naissance accompagnées d’une sage-femme. Or, ces femmes parlaient abondamment de l’alimentation du nouveau-né.»
En effet, allaiter ou non son enfant n’est pas une décision prise à la légère et génère un flot d’émotions. Du point de vue purement médical, l’allaitement est recommandé pour ses bienfaits sur la santé du bébé et de la mère. Toutefois, plusieurs autres considérations peuvent être prises en compte par les parents. Par exemple, certains parents sont convaincus que l’allaitement augmente le lien d’attachement entre la mère et son bébé. Pour d’autres, la mise au biberon est préférable puisqu’elle permet un meilleur partage des tâches entre la mère et le père et donne la possibilité au père de créer plus de liens avec le bébé.
L’allaitement peut aussi être favorisé pour des raisons pragmatiques. Par exemple, des mères considèrent que cela peut contribuer à une perte de poids plus rapide, alors que d'autres parents souhaitent perdre moins de temps à laver des biberons et à réchauffer du lait. Il peut également être préféré pour ses vertus écologiques. D’ailleurs, certaines femmes qui adoptent le style «néo-hippie» (crunchy mom) font de l’allaitement une caractéristique identitaire. «Ces femmes, plus écolos, s’identifient profondément à certaines pratiques maternelles comme l’allaitement, le portage et le cododo», déclare la chercheuse.
Certaines mères qui n’avaient pas prévu allaiter changent parfois d’idée. Par exemple, l’allaitement peut devenir une planche de salut après un accouchement difficile. «Des mères qui vivent un accouchement qui ne s'est pas déroulé comme prévu conçoivent la réussite de leur projet d’allaitement comme une façon de “se rattraper” à l’étape suivante», déclare Anne-Marie Rouillier. Il y aussi le cas de ces mères qui vivent une naissance hâtive. «Des bébés, sans être prématurés, arrivent un plus tôt que prévu, avec un poids plus léger et un état de santé plus fragile. Les mères décident alors d’allaiter pour leur donner un coup de pouce», poursuit-elle.
Toutefois, l’allaitement n’est pas la solution idéale pour toutes les mamans. «Par exemple, pour certaines femmes victimes d’agression sexuelle, la mise au sein peut être traumatique», illustre la chercheuse. Chez d’autres femmes, l’allaitement est très difficile ou ne fonctionne tout simplement pas. «Certaines femmes vivent l’échec de l’allaitement comme un véritable deuil», ajoute-t-elle, avant d’insister sur le fait qu’il est important de soutenir les familles dans leur choix, tout comme dans les changements de plan dus aux contraintes de la réalité.
Des modes qui passent, des modes qui restent
C’est à partir du moment où l’enfant commence à manger des aliments solides que la panoplie des modes d’alimentation se met véritablement en place. Parmi les pratiques les plus marginales, on retrouve, par exemple, la prémastication.
Au Québec, depuis plusieurs années déjà, on recommande que l’introduction aux aliments solides ait lieu autour de 6 mois et que l’alimentation offerte soit sécuritaire, variée et riche en protéines.
«Oui, il existe des bébés “paléo” et des bébés “vegan”, qui adoptent la diète familiale. Il y a aussi des bébés qui ne commencent pas par ingurgiter des purées, mais qui mangent tout de suite de gros morceaux», révèle Anne-Marie Rouillier.
Cette dernière mode appelée alimentation autonome ou diversification alimentaire menée par l’enfant (DME) est de plus en plus fréquente, même si elle étonne certaines personnes. «Il faut se rappeler qu’aujourd’hui, on introduit les aliments solides plus tard. Il y a quelques décennies, on donnait des céréales très liquides et des purées très lisses à des poupons de bien peu de semaines. À cet âge, le risque d’étouffement est plus grand. Un bébé de 6 mois, qui se maintient assis dans une chaise et tient sa tête droite, est davantage capable d’avaler des aliments solides», explique la chercheuse.

Plusieurs parents ne donnent plus de purée à leur enfant et introduisent l'alimentation solide en offrant de gros morceaux.
Toutes ces nouvelles tendances ne sont peut-être pas optimales du point de vue de la communauté médicale et scientifique – qui favorise la variété dans le menu et la réduction du risque d’étouffement –, mais elles ne doivent pas pour autant être critiquées par les proches et la société. «Elles offrent, affirme Anne-Marie Rouillier, d’autres avantages aux parents. Ce n’est pas parce que les parents sont mal informés qu’ils font des choix moins traditionnels. Ces façons de faire ont souvent un sens très porteur pour eux.» Elles favorisent, notamment, une plus grande autonomie du bébé et une meilleure inclusion de celui-ci dans les repas familiaux.
Allaiter un peu, longtemps, très longtemps… ou très, très, très longtemps
Pour les femmes qui allaitent, un autre choix doit être fait: celui du moment du sevrage. L’Organisation mondiale de la santé recommande que l’allaitement se poursuive jusqu’à l’âge de 2 ans... et au-delà. Beaucoup de Québécois croient que cette recommandation s’applique uniquement aux populations des pays sous-développés ou en émergence. Pourtant, la recommandation est la même dans les sociétés riches et industrialisées.
«Il y a des gens qui ne sont pas à l’aise de voir une femme allaiter un enfant capable de marcher. L’allaitement prolongé est un sujet encore tabou au Québec. À preuve, il y a quelques années, la couverture du Time avait fait scandale ici comme ailleurs. On y voyait une femme allaitant un enfant de près de 4 ans», rappelle Anne-Marie Rouillier.

Cette couverture du Time a soulevé la controverse en 2012.
— Martin Schoeller, Time Magazine, 21 mai 2012
D’après les témoignages recueillis, plusieurs mères choisiraient d’étirer l’allaitement après un an, mais certaines le font sans le crier sur les toits pour des raisons d’acceptabilité sociale.
Des parents bienveillants
«La citation “Avant j’avais des principes, maintenant j’ai des enfants” a été dite de façon exclamative par une participante lors d’un entretien de groupe. J’ai tout de suite su que je voulais l’intégrer au titre de ma thèse, car elle reflète la parentalité rêvée mise en perspective avec celle qui se révèle au quotidien. Je trouve que cette citation montre bien l’adaptation que les parents font des recommandations et de leurs idéaux au profit de la connaissance réelle de l’enfant. C’est aussi une citation qui me semble évocatrice des tensions vécues par les parents», signale la chercheuse.
— Anne-Marie Rouillier
En fait, ce que retient Anne-Marie Rouillier au terme de cette recherche, c’est que malgré la variété des approches, les parents sont généralement remplis de bienveillance lorsqu’ils choisissent le régime de leur enfant. «Même si la décision est émotive et qu’elle n’est pas la plus efficiente selon la science, elle est prise dans l’intérêt de l’enfant et de la famille et a un sens pour les parents. La communauté médicale et la société ne devraient pas juger ces décisions, mais soutenir les parents en prenant en compte leur réalité et leurs valeurs. Il faut concevoir les soins offerts aux familles dans une approche globale et humaine», conclut-elle.