«Mon intérêt pour les littératures autochtones du Québec est apparu par hasard, raconte la professeure Marie-Ève Bradette, du Département de littérature, théâtre et cinéma. J’ai commencé à lire ce corpus lorsque j’ai entrepris mes études doctorales en 2015. Je suis tombée dedans et je n’ai plus envie d’en sortir! Par après, je me suis rendu compte de l’importance de ces littératures pour soutenir les luttes politiques. Elles sont devenues mon champ de recherche principal.»
La professeure Bradette est titulaire de la Chaire de leadership en enseignement des littératures autochtones au Québec – Maurice-Lemire. Elle est entrée en fonction l’été dernier. Aujourd’hui, le mercredi 14 décembre, l’Université procède au lancement officiel de la Chaire qui porte le nom d’un ancien professeur de littérature québécoise à l’Université Laval. Le legs de Maurice Lemire au département était destiné à financer la la recherche en littérature québécoise.
La mission de la Chaire consiste à créer un espace pour revoir, redéfinir, repenser les façons d’étudier et d’enseigner les littératures autochtones d’ici.
Selon Marie-Ève Bradette, les outils critiques pour étudier la littérature québécoise ne sont pas appropriés pour les littératures des Premières Nations et des Inuits. «Les littératures autochtones et québécoise partagent un territoire et des institutions, explique-t-elle. Or, ces outils ne sont pas suffisants parce qu’ils ne tiennent pas toujours compte de l’histoire de la colonisation des premiers peuples au Québec, ni de l’histoire culturelle et intellectuelle des peuples en question. Ils ne prennent pas en compte, par exemple, les contextes spécifiques dans lesquels les récits s’écrivent, les imaginaires se construisent, les savoirs se partagent.»
Elle ajoute qu’il faut créer de manière collaborative de nouveaux outils critiques et théoriques, toujours en réponse aux milieux littéraires autochtones, en dialogue avec des acteurs et actrices autochtones du domaine ou par des partenariats sur des projets spécifiques.
Le lancement de la Chaire survient deux semaines après l’annonce d’un cours d’introduction aux littératures autochtones au Québec. Cette formation sera offerte pour la première fois à compter de janvier 2023 aux étudiants de l’Université Laval inscrits au baccalauréat en études et pratiques littéraires. La professeure Bradette donnera ce cours obligatoire en collaboration avec la professeure invitée Marie-Andrée Gill, une poète innue. «Pour la première fois dans une université québécoise, dit-elle, un département décide d’inclure dans son cursus une formation obligatoire sur les littératures autochtones dans le contexte spécifique du Québec.»
Cet automne, elle a également donné un séminaire aux cycles supérieurs consacré aux écrivaines autochtones québécoises. Fin novembre, la Chaire a collaboré à la tenue du Salon du livre des Premières Nations.
Onze peuples, une trentaine d’auteurs
Le Québec compte 10 Premières Nations ainsi que la nation inuite. Une trentaine d’écrivaines et d’écrivains autochtones issus de ces peuples produisent actuellement des œuvres littéraires au Québec. La poésie occupe la plus grande place, suivie de près par les pièces de théâtre et les romans. Quelques auteurs publient en anglais, la langue seconde dans plusieurs communautés.
Marie-Ève Bradette souligne qu’au Québec, de nombreuses femmes occupent actuellement le devant de la scène littéraire autochtone et que cette visibilité ne date pas d’hier. «La toute première œuvre littéraire réalisée au Québec par une personne autochtone, rappelle-t-elle, l’a été par une femme de la communauté crie, Jane (Willis) Pachano. Elle a été publiée en anglais en 1973 sous le titre Geniesh: An Indian Girlhood. Dans ces mémoires autobiographiques, dans ce texte fondamental, l’auteure, pour la première fois au Canada, raconte à la première personne l’expérience des pensionnats pour autochtones. Jane (Willis) Pachano y est restée jusqu’à 16 ans.»
Une autre pionnière est l’innue An Antane Kapesh, avec son livre Je suis une maudite sauvagesse publié en 1976. Écrit en innu avec traduction française, ce livre dénonce les systèmes mis en place pour coloniser les Premières Nations. La professeure Bradette parle d’un «essai coup-de-poing», d’un texte autobiographique qualifié d’«inclassable». «Traditionnellement, poursuit-elle, les femmes innues, par exemple, sont celles qui transmettent les savoirs et les récits, alors ce n’est pas étonnant qu’elles soient, à travers le médium de l’écriture, celles qui prennent aujourd’hui la parole, qui reprennent finalement ce rôle de gardiennes des savoirs et des récits.»
Les œuvres des années 1970 sont surtout des écritures de soi. La poésie commence avec les années 1980. Les années 1990 voient l’émergence du théâtre. À l’heure actuelle, la poésie occupe la plus grande place. Il y aussi beaucoup de pièces de théâtre et de romans.
Selon elle, les romans sont davantage présents grâce à deux figures: Michel Jean et Virginia Pésémapéo Bordeleau. Celle-ci est la première auteure autochtone québécoise à avoir écrit un roman érotique. Michel Jean, lui, a grandement contribué ces dernières années à faire reconnaître les littératures autochtones par le grand public, notamment avec Le vent en parle encore et Kukum. Le vent en parle encore est consacré aux pensionnats autochtones.
Marie-Ève Bradette vient de faire paraître un article scientifique sur ce livre. Un chercheur canadien-anglais a écrit que toute la littérature autochtone actuelle est hantée par les pensionnats. «Je pense que c’est assez juste, dit-elle. Les références sont nombreuses à cette expérience douloureuse du point de vue personnel et transgénérationnel, par exemple dans la poésie de Joséphine Bacon.»
Des thèmes au cœur de la réalité autochtone
Les pensionnats, ainsi que les aspects liés à l’identité comme la langue et les traditions, de même que la résurgence culturelle, le colonialisme, les femmes et le féminin, sont parmi les thèmes exploités dans les littératures autochtones au Québec.
«Quant au style littéraire, poursuit-elle, il est pluriel. Certaines œuvres actuelles touchent au fantastique. Il y a donc éclatement des formes au point où il est de plus en plus difficile de classer les œuvres dans des genres littéraires spécifiques. Elles se situent au croisement de plusieurs genres. On juxtapose la fiction et la non-fiction. Naomi Fontaine, par exemple, crée des romans qui prennent tantôt la forme de récits poétiques, tantôt la forme de longs échanges épistolaires à une seule voix qui constituent un essai-roman.»
Parmi toutes les œuvres lues, Marie-Ève Bradette dit avoir été marquée par Geniesh: An Indian Girlhood, de Jane (Willis) Pachano et L’amant du lac, de Virginia Pésémapéo Bordeleau. «Dans Geniesh, explique-t-elle, on comprend très bien les tentatives de conversion des jeunes filles au christianisme. À l’autre bout du spectre, L’amant du lac met en scène le désir des corps et amène d’autres manières de voir la réalité autochtone, comme la beauté, la résurgence, le désir, la force, pas juste la violence et le trauma. Ce roman permet de voir tout ça.»
Qualifiant de «passionnante» la lecture de Le vent en parle encore et de son univers fictionnel romanesque, la professeure soutient que la littérature «a le pouvoir de toucher, d’ébranler émotivement et de solliciter des réponses par le biais de cette rencontre avec des œuvres qui portent des messages». «Je crois beaucoup au pouvoir de la littérature de faire prendre conscience, de transmettre d’autres façons de voir le monde», affirme-t-elle.
Et l’Allemagne? «Depuis longtemps, les Allemands sont fascinés par les peuples autochtones d’Amérique du Nord, répond-elle. Michel Jean, mais aussi Julie Kurtness, Louis-Karl Picard-Sioui et sans doute d’autres du Québec, sont traduits en allemand. La traduction permet une circulation encore plus grande des œuvres qui ne peut être que bénéfique pour faire avancer la cause autochtone.»