«Je tiens à remercier particulièrement mon ami Sébastien Hudon, commissaire d’expositions et historien de la photo, qui m’a envoyé en janvier 2021 une chronique sur Orson Welles en me demandant si son auteur était bien le René Lévesque. Sans lui, ce livre n’aurait pas existé.»
Le livre dont parle Jean-Pierre Sirois-Trahan, professeur et directeur du programme de cinéma au Département de littérature, théâtre et cinéma de l’Université Laval, s’intitule Lumières vives: chroniques de cinéma 1947-1949/René Lévesque. Édité chez Boréal, cet ouvrage de 368 pages a été lancé le 1er novembre.
Après une présentation d’une quinzaine de pages, le professeur Sirois-Trahan donne toute la place aux chroniques, accompagnées de nombreuses notes en bas de page, que René Lévesque a publiées entre 25 et 27 ans dans un journal régional, Le Clairon de Saint-Hyacinthe. Après avoir été correspondant de guerre, le jeune journaliste est alors employé du Service international de Radio-Canada. Ses textes, longs et fouillés, sont reproduits intégralement pour la première fois. Leurs titres et sous-titres d’origine sont respectés, et ils sont publiés dans l’ordre chronologique.
«J’ai envoyé des auxiliaires de recherche faire le dépouillement des chroniques dans les archives du journal, raconte le professeur. J’en ai pris connaissance et je me suis dit: OK, c’est un critique. Les gens ont gardé le souvenir d’un journaliste avec une belle plume, d’un animateur télé vedette et d’un politicien maîtrisant l’art oratoire. Dans ce livre, ils vont découvrir un Lévesque insoupçonné, l’un des pionniers de la critique au Québec par le brio de ses analyses, un franc parler et beaucoup d’esprit et d’humour.»
Un fin connaisseur du septième art
Au fil des pages, René Lévesque se révèle un passionné de cinéma et un véritable connaisseur du septième art, aux goûts éclectiques et à l’érudition impressionnante. Avec lui, le lecteur effectuera un survol fascinant du cinéma des années 1940. Franc, parfois acerbe, quelquefois irrévérencieux, le jeune critique au style dynamique, par ailleurs grand lecteur devant l’Éternel, fait preuve d’une intelligence vive, d’une vaste culture et d’une largeur d’esprit.
D’un texte à l’autre, il se penche sur des œuvres marquantes, partageant son enthousiasme à propos de films comme Rome, ville ouverte, un drame de guerre italien néoréaliste de 1945 de Roberto Rossellini, ou Le Diable boiteux, un drame français de Sacha Guitry de 1948 sur des valets racontant des anecdotes sur leur maître. René Lévesque fait aussi l’éloge de ses réalisateurs de prédilection John Ford, Ernst Lubitsch et Alfred Hitchcock. Ses grands cinéastes comprennent également Frank Capra, Marcel Carné et Sergueï Eisenstein.
Ce qu’il aime vraiment dans un film? «L’intelligence d’un propos, écrit Jean-Pierre Sirois-Trahan, les nuances du jeu d’un comédien, l’audace et les idées neuves de la mise en scène, ceci qui le surprend par son inédit, cela qui révèle du panache, ou encore lorsque la fantaisie le dispute à l’esprit.»
Ses textes dénoncent par ailleurs la censure qui règne au Québec, censure étatique et religieuse dont il se moque en employant souvent des termes latins. Au fil de ses chroniques, le jeune critique ne manque pas de signaler les films stéréotypés d’une part importante de l’industrie hollywoodienne, de même que la banalité d’un certain cinéma français. Enfin, il pose un regard sans complaisance sur la production cinématographique locale.
«Lévesque a tendance à démolir les films canadiens-français de l’époque, indique le professeur. C’étaient vraiment de très mauvais films. Il adore la culture canadienne-française, mais il n’est pas complaisant non plus. Il va souligner les qualités de films tels qu'Un homme et son péché et Le Gros Bill.»
Un homme et son péché, un film de Paul Gury paru en 1949, raconte l’histoire bien connue d’un homme sans scrupule qui, vers la fin du 19e siècle, domine une petite communauté grâce à sa richesse. Le Gros Bill, sorti en 1949 par Jean-Yves Bigras et René Delacroix, est l’histoire d’un Américain qui hérite de la ferme de son oncle dans un village du Québec.
Les films de guerre
Plusieurs textes ont charmé le professeur Sirois-Trahan. Ceux dans lesquels Lévesque parle de la guerre s’avèrent les plus émouvants. «Il a été perturbé, voire choqué par son expérience de la Seconde Guerre mondiale en Europe, souligne-t-il. Lorsque des films de guerre réalistes lui rappellent son vécu, on sent que l’humour fait place à l’émotion. C’est le cas lorsqu’il parle, entre autres, de The Search et de Home of the Brave. Il prend une position antimilitariste dans ses chroniques.»
The Search (Fred Zinnemann, 1948) raconte l’histoire d’un jeune survivant du camp de concentration d’Auschwitz et de sa mère partis à la recherche l’un et de l’autre à travers l’Europe d’après-guerre. Dans Home of the Brave (Mark Robson, 1949), un officier et quatre soldats américains effectuent une mission périlleuse derrière les lignes japonaises, dans une île du Pacifique.
Sur le premier film, Lévesque écrira: «The Search est un grand film […] qui ramasse […] avec une simplicité sans apprêt et un impact terrifiant, avec une puissance en quelque sorte instinctive, toute la misère de notre époque […]. Par-delà les années de séparation, malgré l’incendie des villes et des registres, au milieu du chaos, la réunion de ces deux êtres ne saurait se produire que par hasard […].»
Sur le second film, il écrit: «Une expérience violente, faite de chocs aussi élémentaires que l’amour, la haine, la mort. Pendant ces deux heures, quoiqu’on en ait, on ne regarde pas, on n’assiste pas vraiment, on “est”… On est ce guetteur japonais qui, touché, dégringole de son arbre comme un fruit piqué des vers; on est l’Américain horrifié qui rampe et, les yeux fous, poignarde cette chair molle; on est le prisonnier, la bête traquée dans les hautes herbes, que l’ennemi va faire mourir à petit feu [...].»
De Henry V au baron de Münchhausen
La toute première critique de René Lévesque a été publiée le 5 décembre 1947. D’entrée de jeu, il affiche ses couleurs en faveur des films qui ont résisté à l’usure du temps.
«Oh! Si l’on remontrait plus souvent les bons vieux films au lieu de se faire une telle gloire d’exhiber, prestissimo, tous les navets nouveaux!»
Le jeune journaliste fait ensuite l’éloge du film Henry V de l’acteur et réalisateur britannique Laurence Olivier. Sorti en 1944, inspiré du drame de Shakespeare, il recrée la bataille d’Azincourt de 1415 entre les armées anglaise et française. Lévesque qualifie le film de «chef-d’œuvre».
«Ce drame trop vaste et complexe n’a jamais trouvé sur les planches l’espace qu’il lui fallait, écrit-il. Olivier, dans ce cas, a bel et bien sauvé la vie à Shakespeare. […] Élargissant la scène à l’infini, il recrée avec maîtrise toute la pompe encore primitive et la violence du 15e siècle. Il faut vivre cette nuit saisissante dans le camp de l’armée anglaise et ensuite, au matin, admirer la savante confusion et la furie de l’historique bataille d’Azincourt. Il faut voir cette équipe d’acteurs de grande classe qu’Olivier a massés autour de son personnage central d’Henry V. Avec quel respect, avec quelle intelligence ils ont transposé pour l’écran l’incomparable musique du grand poète!»
La 88e chronique de René Lévesque est publiée le 25 novembre 1949. Elle porte sur Les Aventures fantastiques du baron Münchhausen, de Josef von Báky, un film sorti en 1943.
«Münchhausen n’est pas sérieux, écrit-il. C’est l’amuseur, le j’m’en-foutiste intégral, le séducteur, celui que voudraient être les hommes et à qui rêvent les femmes. Il est né, tout là-bas, à l’aube du 18e siècle – il a vu le monde entier et les planètes, toutes les cours et les alcôves, toutes les batailles et les bombances. Cagliostro lui a confié le secret de l’éternelle jeunesse. Alors que son ami Casanova vieillit […] lui demeure toujours vert… et galant. Il verra Marie-Antoinette et Napoléon, Bismarck et Foch: il aura sans doute assisté à la libération de Paris et à la chute de Berlin […].»
Une culture exceptionnelle
Selon Jean-Pierre Sirois-Trahan, la présence d’un critique de cinéma aussi bien au fait de l’actualité, dans le Canada du temps, a de quoi surprendre. «La culture du cinéma de Lévesque, écrit-il, était exceptionnelle pour l’époque. Il lisait avidement les critiques des journaux new-yorkais et parisiens et sans doute également ceux de revues comme le New Yorker, Les Temps modernes ou Esprit. Son emploi à Radio-Canada lui permettait vraisemblablement un accès à ces périodiques. Il a aussi probablement vu des films présentés sous le manteau dans les film societies.»
René Lévesque considérait le cinéma comme «le fils du siècle», celui de la modernité et de «l’homme ordinaire». En ce sens, il existait, dans le Montréal de l’époque, des salles pouvant accueillir jusqu’à trois mille deux cents spectateurs amateurs d’une cinéphilie populaire. «Le cinéma du temps est vraiment un art des masses, il n’est pas élitiste, explique le professeur Sirois-Trahan. Il représente à l’époque la seule forme de culture accessible à la plupart des gens. Et Lévesque se place vraiment au niveau de monsieur et madame Tout-le-monde.»
Dans son livre, le professeur pose la question suivante: «Cet amour fou du cinéma, qui fait en sorte que ses chroniques brûlent d’une lumière si intense, est-ce qu’il aurait pu déboucher, à l’instar des Truffaut et Godard, sur une activité de cinéaste si la politique n’avait pas mené Lévesque ailleurs?». En guise de réponse, il cite cette confidence de Lévesque à un journaliste en 1973: «J’aime beaucoup le cinéma. J’ai même été chroniqueur de cinéma dans mon temps. D’ailleurs, je rêve un jour de pouvoir faire un film ou deux.»