Le sujet fascine, indigne, polarise: la place des cadeaux en politique. Les élus en reçoivent-ils beaucoup? Lesquels en reçoivent le plus? De la part de qui? Comment les parlementaires vivent-ils avec le Code d'éthique des membres de l'Assemblée nationale, qui encadre cette pratique depuis plus de 10 ans?
Les professeurs Steve Jacob et Éric Montigny se sont penchés sur ces questions et le fruit de leur étude a fait l'objet d'un livre intitulé C'est pas un cadeau! Plongée au cœur de l'éthique parlementaire, lancé à la mi-septembre à l'Université Laval.
«L'enseignement majeur de la recherche, c'est toute cette question du malaise autour du cadeau: malaise d'estimer sa valeur, malaise de savoir si on l'accepte ou non…», indique Steve Jacob, qui a mené la presque totalité des entrevues. Le livre découle de données tirées d'un sondage réalisé auprès des 125 députés québécois et de leurs prédécesseurs, puis d'entretiens semi-dirigés avec 17 députés et anciens députés entre août 2020 et avril 2021.
Seuil de 200$
L'un des constats est que tous les élus ont en tête un montant seuil: 200$. «Mais ils ne savent pas ce que signifie ce seuil. Si c'est un cadeau au-delà de cette valeur, ils ne savent pas s'ils doivent l'accepter ou pas, s'ils doivent le déclarer ou non…», a relevé le professeur Jacob. Clarifions ici. Les députés doivent déclarer au commissaire à l'éthique et à la déontologie les cadeaux reçus de 200$ ou plus, lesquels sont inscrits dans un registre public, ainsi que les cadeaux qu'ils refusent.
Le sujet est éminemment délicat. Participer à une étude du genre peut sembler risqué, convient Steve Jacob, qui a notamment pu compter sur l'aide d'un intermédiaire, un ancien ministre, pour communiquer avec des élus et anciens élus et les rassurer sur le sérieux de la démarche. «Une fois qu'ils se rendent compte qu'on n'est pas là uniquement pour chercher des anecdotes croustillantes qui vont les faire mal paraître, ils s'ouvrent, parce qu'ils veulent que l'on comprenne un peu la logique du cadeau.»
Certains indicateurs démontrent la sincérité et l'authenticité des témoignages recueillis, selon le professeur de science politique. Premièrement, il avait accès aux déclarations publiques des cadeaux et pouvait vérifier les dires des répondants. Deuxièmement, l'anonymat était garanti à tous et plusieurs élus prenaient un temps d'arrêt pour s'en assurer, avant de se lancer dans les confidences. Troisièmement, il s'est étonné de la nature de certains cadeaux dévoilés, de l'enveloppe d'argent laissée dans une chambre d'hôtel pour un voyage à un kilo de marijuana! «Je ne m'attendais pas à ce que l'on puisse offrir de tels cadeaux à des élus et que des élus m'en parlent à moi. C'est une double surprise!»
Si certains dons s'apparentent à des pots-de-vin (montant excessif, caractère caché, volonté d'influencer), Steve Jacob précise que «99,9% des cadeaux sont désintéressés» et relèvent plutôt de l'affection, du remerciement ou du protocole. Mais l'étude documentait avant tout une pratique et ne cherchait pas à déterminer s'il y avait corruption ou non, insiste-t-il.
Les plus gâtés
L'élu québécois typique qui reçoit le plus de cadeaux est l'homme politique de Montréal membre du parti au pouvoir et ayant de l'expérience (deux mandats ou plus), d'après les déclarations au commissaire à l'éthique et à la déontologie.
Autrement, les chercheurs ont été surpris de découvrir que les ministres régionaux étaient davantage gâtés. «On pensait que les élus de ministères donneurs d'ouvrage, comme les Affaires municipales ou les Transports, en recevaient davantage, mais ce n'est pas le cas», ajoute Steve Jacob. En contrepartie, les ministres à clientèle comme la Culture, l'Économie et l'Innovation sont ceux qui déclarent le plus de cadeaux. D'ailleurs, les principaux donateurs viennent du monde artistique, comme l'ADISQ et le Cirque du Soleil.
Changement de culture
S'il était normal pour les anciens élus de recevoir des cadeaux et des invitations dans les loges de hockey dans les années 1990 («Ça fonctionnait comme ça!», dira un répondant), les temps ont bien changé, ont relevé les chercheurs. Selon leurs résultats, deux anciens élus sur trois trouvent la réception de cadeaux légitime, alors que la même proportion d'élus siégeant actuellement à l'Assemblée nationale la trouvent illégitime. «La vaste majorité de la députation (85%) va jusqu'à considérer qu'il s'agit d'un risque.»
Aujourd'hui, certains préfèrent refuser des cadeaux légitimes, souligne même Steve Jacob en parlant d'effet pervers. D'autres utilisent le «test des manchettes» pour savoir s'ils acceptent ou refusent un présent, autrement dit, ils se demandent s'ils seraient à l'aise avec la divulgation de l'information à la une des journaux.
Le vent a tourné au début des années 2000, explique le professeur Jacob, avec la Loi sur la transparence et l'éthique en matière de lobbyisme. Une réflexion renforcée par l'adoption du Code en 2010 et son implantation complète en 2012.
«Il faut apprivoiser l'éthique»
Depuis 10 ans, 144 députés québécois ont déclaré avoir reçu un cadeau d'un montant égal ou supérieur à 200$. Il y a eu une lente progression des déclarations, une «courbe d'apprentissage», illustre le coauteur en ajoutant qu'«il faut apprivoiser l'éthique». Même constat pour le commissaire à l'éthique, qui a conduit 31 enquêtes durant cette période.
Le livre met en lumière un certain flou qui subsiste au moment de mettre en pratique les règles. Il dépeint aussi les malaises ressentis par certains élus ou leur difficulté à évaluer la valeur d'un cadeau, comme un tableau offert par un artiste, par exemple.
Le projet d'étude, qui s'inscrit dans le cadre des activités de la programmation scientifique de la Chaire de recherche sur la démocratie et les institutions parlementaires de l'Université Laval, émanait de la commissaire Ariane Mignolet. «Elle voulait qu'une recherche porte sur le Code en général, la manière dont les élus l'appliquaient, le percevaient, le comprenaient et aussi sur la dimension spécifique des cadeaux. C'est comme ça qu'on a commencé», indique Steve Jacob.
Révision à venir
L'objectif est notamment de mettre à jour les directives encadrant les cadeaux. «Pour que le Code soit efficace, il faut qu'il soit actualisé pour rejoindre les valeurs de la société. Des choses qui peuvent être acceptables à une période deviennent inacceptables à un autre moment, et vice versa», poursuit le professeur.
Toute cette réflexion soulève les passions. Les professeurs Jacob et Montigny le constatent lors d'un séminaire sur l'éthique et l'administration publique qu'ils enseignent depuis des années. Le sujet des cadeaux suscite toujours de vifs débats entre les étudiants, selon leurs expériences et leur culture. Pour certains, les dons ont un parfum de corruption. Et pour d'autres, ne pas offrir un cadeau à un élu qui nous reçoit est un manque de respect.
Pour les deux collègues, cette aventure a été des plus stimulantes. «On partait de rien et puis c'est un peu un territoire qu'on explorait. Il n'y a pas de littérature scientifique sur le sujet.» Une recherche qu'ils ont souhaité rendre accessible au grand public avec ce livre publié aux Presses de l'Université Laval.