En 2021, le marché légal du cannabis se chiffrait à 3 milliards de dollars au Canada. Ce montant plaçait cette plante au troisième rang des productions végétales au pays, derrière le canola et le blé, et à égalité avec le soya. Les projections pour 2025 font état d'un marché de 8 milliards de dollars.
«C'est le grand paradoxe du cannabis, commente Richard Bélanger, directeur du Département de phytologie de l'Université Laval. Cette plante est sur le point de devenir la production végétale la plus rentable au Canada, mais contrairement aux autres plantes d'importance économique, elle n'est pas domestiquée, on ne sait pas encore comment en faire des lignées stables, comment l'améliorer génétiquement et comment la cultiver. Le résultat est que la composition des produits du cannabis est très variable, ce qui est très préoccupant, surtout pour les personnes qui utilisent le cannabis pour des raisons de santé.»
Les choses pourraient changer au cours des prochaines années, grâce à des équipes de l'Université Laval qui mènent des travaux de recherche sur le cannabis. L'une d'elles, dirigée par Davoud Torkamaneh, spécialiste de la génomique des plantes, s'attaquera au problème de la stabilité des caractéristiques du cannabis.
«Présentement, le cannabis est produit à partir de plants-mères qui possèdent certaines qualités, par exemple une croissance rapide ou un taux élevé de cannabidiol, explique le professeur Torkamaneh. Les producteurs utilisent des boutures ou des tissus de plants-mères pour produire les plantes qu'ils cultivent. En théorie, les jeunes plants devraient être génétiquement identiques au plant-mère. Dans les faits, ce n'est pas le cas. Les producteurs de cannabis constatent qu'avec le temps, les nouveaux plants sont moins vigoureux, leurs caractéristiques deviennent instables et leur qualité se détériore. C'est notamment le cas pour leur teneur en cannabinoïdes.»
Une étude publiée en novembre dernier dans The Plant Genome par le professeur Torkamaneh et ses collaborateurs illustre l'ampleur du problème. Les chercheurs ont prélevé des tiges du haut, du centre et du bas d'un même plant-mère de cannabis, et ils en ont séquencé le génome. «Nous avons trouvé des centaines de milliers de variations génétiques entre les trois parties de la même plante. C'est comme si nous avions trois plantes différentes devant nous. Le cannabis semble accumuler des mutations à mesure qu'il vieillit, et ces mutations diffèrent selon les parties de la plante.»
La solution: créer des lignées génétiques stables
La solution à ce problème ne fait pas de doute aux yeux du chercheur. «Il faut faire ce qui a été fait depuis longtemps pour les autres cultures végétales d'importance: croiser des plants mâles et femelles, et faire de la sélection dirigée pour créer des lignées dont les caractéristiques sont stables. Par la suite, il sera possible de faire de l'amélioration génétique pour accentuer les caractères souhaités et pour éliminer les caractères non désirés.»
Ces lignées de cannabis serviront à d'autres travaux menés par des équipes du Département de phytologie. L'équipe de Stéphanie Dudonné, spécialiste des métabolites des plantes, caractérisera les molécules actives des différentes lignées de cannabis qui seront développées par l'équipe du professeur Torkamaneh. Les équipes de Richard Bélanger et d'Edel Pérez-López, experts en phytoprotection, et de Martine Dorais, spécialiste en physiologie végétale et en horticulture biologique, évalueront les meilleures méthodes pour les cultiver en serres et pour améliorer leur résistance sans recourir aux pesticides.
Ces lignées de cannabis pourront aussi servir aux travaux de recherche menés dans le domaine de la santé à l'Université Laval. «Jusqu'à présent, la grande variabilité dans la composition du cannabis a nui à la validité des études menées sur les effets de cette plante, souligne le professeur Torkamaneh. Avec des lignées qui ont une composition connue et stable, il sera possible de tirer des conclusions beaucoup plus fiables.»
La légalisation du cannabis au Canada en 2018 a ouvert la porte à la recherche sur cette plante, mais il y a beaucoup de rattrapage à faire, constate Eugénie Brouillet, vice-rectrice à la recherche, à la création et à l'innovation. «Les universités ont la responsabilité scientifique et sociale d'étudier le cannabis pour assurer la qualité et l'innocuité des produits dérivés de cette plante. C'est d'abord une question de protection de la population.»
Des recherches réglementées et encadrées
À l'Université Laval, toutes les recherches menées sur le cannabis font l'objet d'un suivi et d'une surveillance très serrés. D'abord, avant de démarrer un projet, il faut que les chercheurs aient obtenu une licence de Santé Canada. Si le projet implique la production ou la consommation de cannabis, une licence de l'Agence de revenu du Canada est également obligatoire. Les chercheurs doivent aussi avoir reçu une dispense émise par le Vice-rectorat à la recherche, à la création et à l'innovation.
«Cette dispense est nécessaire afin de recevoir une livraison de cannabis, de posséder, de cultiver, de produire, de transformer et de consommer du cannabis à des fins de recherche. La dispense est émise après l'évaluation de la documentation requise par le Comité des dispenses pour fins de recherche sur le cannabis», souligne la vice-rectrice Eugénie Brouillet.
Sur le campus, il y a présentement sept projets de recherche portant sur le cannabis. Ils sont menés par cinq équipes rattachées aux facultés de Pharmacie, de Médecine dentaire et des Sciences de l'agriculture et de l'alimentation. Ces travaux portent sur les effets bénéfiques ou négatifs de la plante pour la santé humaine, sur la génétique du cannabis, sur les méthodes de culture et de protection, et sur la préparation des extraits de cannabinoïdes.
Toutes les installations du campus où l'on trouve du cannabis sont verrouillées en permanence. Leur accès est restreint à un petit nombre de personnes détenant une carte magnétique. Des caméras reliées au Service de sécurité et prévention (SSP) de l'Université Laval permettent une surveillance continue des activités qui s'y déroulent. «Le SSP procure une couche de sécurité supplémentaire, puisque nous faisons des patrouilles et des rondes d'inspection régulières afin d'assurer la sécurité des installations», précise David Robin, directeur de ce service.
Le moindre échantillon biologique de cannabis est suivi à la trace sur le campus. «Chaque graine ou chaque plant de cannabis qui entre au laboratoire reçoit un code-barre qui permet d'en faire le traçage électronique, précise Davoud Torkamaneh. Nous ne pouvons nous en procurer que chez des fournisseurs qui possèdent eux-mêmes des licences de Santé Canada et de l'Agence de revenu du Canada.»
Les chercheurs doivent rendre des comptes pour chacun des spécimens, depuis son arrivée sur le campus jusqu'au moment de sa destruction, poursuit le chercheur. «Si une graine ne germe pas, si un plant meurt en raison d'une maladie ou si nous détruisons un plant pour réaliser des analyses ou parce qu'un projet de recherche est terminé, deux personnes doivent signer un constat. Si nous déplaçons un plant ou un échantillon de cannabis d'un laboratoire à un autre, deux personnes doivent signer le bon de sortie et, à destination, deux personnes doivent signer le bon d'entrée. Santé Canada exige un rapport mensuel de nos activités. Ses inspecteurs peuvent arriver sans préavis pour procéder à un audit. S'ils constatent des failles, nous pouvons perdre notre licence.»