Un projet de recherche peut parfois mener à une passion inusitée et à une mission inattendue. En étudiant l'impact du bœuf musqué sur la végétation au Nunavik, où l'espèce a été introduite dans les années 1960, Rachel Guindon, étudiante à la maîtrise en biologie à l'Université Laval, est devenue une spécialiste du filage du qiviut, le sous-poil laineux de la bête. Si bien qu'elle enseigne aujourd'hui aux communautés inuites comment transformer cette fibre plus chaude que le duvet.
Après avoir donné un premier atelier à Kuujjuaq en mars, la jeune femme s'est rendue à Umiujaq au début mai. Une expérience à ce point concluante que la commission scolaire Kativik, qui l'embauche comme consultante culturelle, lui a demandé de faire le tour des 14 communautés inuites.
Une fibre exceptionnelle
À travers les rires, la réaction est très positive, remarque Rachel Guindon. «Dans le Nord, t'as froid aux mains sur ta motoneige, t'as le pouce qui gèle. Les chasseurs vont dans l'eau…» Cette fibre, réputée plus douce que le cachemire, a toutes les vertus pour plaire. Huit fois plus chaude que la laine de mouton, elle est très légère, isolante et ne perd pas ses propriétés thermiques une fois mouillée, contrairement au duvet. En prime, elle n'a presque pas d'odeur, comme elle contient peu d'huile.
«C'est une fibre de luxe. Elle est très rare et assez unique», poursuit l'étudiante en entrevue, en sortant de son sac une touffe cotonneuse, un écheveau de laine, un cache-cou et un bandeau. Une once de qiviut brut se vend autour de 120$. On peut calculer environ 1000$ pour acheter un chandail tricoté avec cette fibre.
En plus d'être prélevé sur des animaux morts ou chassés, le sous-pelage se retrouve dans la nature, notamment au moment de la mue, au début du printemps. Décoloré par le soleil et la pluie, il prend alors une teinte brun plus clair.
De fil en aiguille
Rachel Guindon, aussi membre du Centre d'études nordiques, a croisé du qiviut pour la première fois en faisant un échantillonnage de données pour sa maîtrise. Elle en trouvait par terre dans la toundra, en ramassait dans les arbustes, impressionnée par sa douceur, mais sans savoir encore quoi en faire.
Un peu plus tard, alors qu'elle faisait un stage en Norvège, elle a été initiée au filage à la main par la famille d'une étudiante, propriétaire d'une filature pour la laine de mouton. Elle a poursuivi son apprentissage avec la mère d'un biologiste rencontré en accompagnant une équipe qui étudiait une population de bœufs musqués. En norvégien, la dame lui a expliqué comment récolter le qiviut, en évitant les poils de garde, plus longs et plus piquants, comment nettoyer la fibre avec du savon à laine et elle lui a offert son premier fuseau, un instrument pour filer.
«Cette histoire-là, c'est vraiment une succession de hasards», raconte l'étudiante. De retour au pays, elle a parfait son ouvrage, qu'elle traînait partout avec elle. Jusqu'au jour où elle a rencontré une artiste inuite qui s'est montrée très intéressée. «Elle m'a dit: "Je pense que les gens du Nunavik bénéficieraient d'avoir ces savoirs-là".» De fil en aiguille, Rachel Guindon a été approchée pour offrir des séances de formation et travaille aujourd'hui avec une collègue inuite qui coordonne un programme culturel d'éducation aux adultes. L'objectif est de former des femmes dans les communautés, qui pourront à leur tour enseigner le filage.
«Nous attendions ça depuis si longtemps», lui a lancé en anglais une participante de la baie d'Ungava. Rachel Guindon explique que le bœuf musqué est un animal méconnu au Nunavik, qui suscite de la méfiance. «Pour les communautés inuites, l'animal souverain, c'est le caribou. Et là, elles voient les populations de caribous en déclin, alors qu'il y a de plus en plus de bœufs musqués autour de leurs villages.»
De 55 bêtes à… 7000
Vivant habituellement dans le Haut-Arctique canadien et au Groenland, le bœuf musqué a été introduit près de Kuujjuaq en 1967. Un dénommé John J. Teal Jr, en collaboration avec le gouvernement du Québec, a lancé une ferme dans le but d'implanter un projet socio-économique pour les communautés inuites, justement en récoltant le qiviut. Mais la ferme n'a jamais pris son envol. Entre les années 1970 et 1980, 55 bœufs musqués ont été libérés progressivement dans la nature. On en compterait 7000 aujourd'hui dans la baie d'Ungava et la baie d'Hudson, indique Rachel Guindon, précisant que les inventaires sont encore en cours d'écriture.
«Manifestement, ils se sont très bien adaptés aux conditions du Nunavik. La végétation est abondante et les conditions climatiques sont souvent moins rudes qu'en Arctique canadien. C'est la population la plus au sud dans le monde. C'est un peu comme s'ils étaient en Floride», illustre l'étudiante à la maîtrise, qui cherche à vérifier si ces animaux ont des effets délétères sur l'habitat du Nunavik, une préoccupation soulevée par les Inuits.
Les ateliers sur le qiviut changent les perceptions sur cette ressource désormais locale. Assises par terre autour d'une peau de bœuf musqué, les femmes inuites apprennent à récolter le sous-pelage avec des brosses à chien et des peignes à grandes dents, à le nettoyer puis à le filer. Un geste naturel chez ces artisanes qui font de la couture et du perlage, remarque Rachel Guindon.
Partage de connaissances
Bien plus que des cours d'introduction au filage, ces séances permettent un réel partage de connaissances. Une aînée inuite, Mae Angnatuk, qui a vécu sur la ferme de bœufs musqués dans les années 1970, vient raconter son expérience. Rachel Guindon parle de ses recherches, fait de la vulgarisation scientifique sur l'animal. C'est aussi l'occasion de goûter au nikkuk, de la viande séchée de bœuf musqué, les Inuits n'ayant pas l'habitude de le consommer. En contrepartie, les participantes lui font part de ce qu'elles observent du comportement de ce grand herbivore et des endroits où elles le croisent quand elles vont cueillir des bleuets et de la chicoutai.
«Je vis un rêve actuellement qui mélange la science, les communautés inuites et l'art textile. C'est vraiment complet», lance l'étudiante. Si elle n'a pas hérité du talent de sa mère et de sa grand-mère pour manier les aiguilles et faire du tricot, elle conclut tout de même en lançant: «Je n'ai pas eu cette fibre-là, mais j'ai trouvé ma propre voie!»