Crème de topinambour, carré d’agneau du Québec, poêlée de buccins, purée d’ail noir de l’île d’Orléans, croûton de pain bannique, confiture de physalis, canneberges au sucre: ces quelques éléments d’un menu six services du restaurant La Traite, un établissement voué à la cuisine autochtone au Musée huron-wendat de Wendake, près de Québec, ont de quoi mettre l’eau à la bouche.
«Ce n’est que depuis quelques années que la cuisine autochtone commence à être connue et reconnue, et c’est par les musées consacrés à la culture autochtone, au Canada et aux États-Unis, qu’elle a pu acquérir cette reconnaissance», explique le professeur d’ethnologie et d’histoire au Département des sciences historiques de l’Université Laval, Laurier Turgeon.
Le jeudi 12 mai, il a prononcé une conférence en ligne sur le sujet dans le cadre d’un colloque sur la communication alimentaire qui a eu lieu à l’occasion du 89e Congrès de l’Acfas. Dans son exposé, le professeur a présenté les résultats préliminaires d’une recherche en démarrage. Après la lecture d’ouvrages spécialisés et de livres de cuisine, il fera des enquêtes de terrain où il mènera des entrevues avec les cuisiniers, des serveurs et des clients dans deux restaurants: La Traite, au Musée huron-wendat de Wendake, et le Mitsitam Café, au National Museum of the American Indian à Washington. Mentionnons que le vocable mitsitam signifie «mangeons» en langue delaware. Les chefs cuisiniers des deux restaurants sont respectivement Maxime Lizotte, d’origine malécite, et Freddy Bistoie, d’origine navajo.
«La cuisine autochtone commence à émerger et à s’affirmer après avoir été dénigrée pendant des siècles par le discours colonial, souligne Laurier Turgeon. Cet élément culturel important a été longtemps stigmatisé. Le développement des musées autochtones a permis sa mise en valeur, le musée servant de paravent et de parapluie pour permettre la présentation de la cuisine comme élément fort et phare de la culture.»
Selon lui, les musées ont innové en montrant la cuisine dans les expositions, mais surtout en permettant aux visiteurs de vivre des expériences culinaires dans des restaurants qui servent des mets autochtones et qui sont intégrés au musée.
«Le musée, soutient-il, permet de construire un territoire décolonisé. C’est un lieu où l’on peut affirmer l’identité autochtone de manière positive. Les Autochtones sont pris avec un lourd héritage colonial qu’ils doivent contribuer à décoloniser. Je dirais que les musées autochtones aujourd’hui créent un espace, c’est une hypothèse que j’avance, qui permet de valoriser la cuisine et par ce biais l’identité.»
Innover à partir des traditions
Selon le professeur, il est éclairant de voir comment la cuisine autochtone compose avec les dichotomies tradition-modernité, passé-présent, autochtonie-cosmopolitisme, conservation-création. «Les chefs cuisiniers autochtones, dit-il, innovent à partir des traditions. Ils font connaître leur cuisine tout en créant des nouveaux plats à la fois inspirés du passé et des emprunts faits à d’autres cultures culinaires.»
Le cas du restaurant La Traite est particulièrement éclairant à ce chapitre. La cuisine boréale d’inspiration autochtone qu’on y sert respecte la nature et offre des produits cueillis à moins de 500 kilomètres. Elle fait usage d’aromates locaux, tels les pousses de sapin et de cèdre, l’ail des bois et le thé du Labrador, pour donner un goût distinctif aux plats. Elle n’utilise ni citron, ni aromates importés comme le romarin, le thym et le poivre de Cayenne. Elle prône une cuisine avant-gardiste qui vise à réconcilier traditionnel-moderne, endotique-exotique, passé-présent.
«C’est une cuisine de la réconciliation», soutient Laurier Turgeon.
Il rappelle que le discours colonial a construit des stéréotypes négatifs de la cuisine amérindienne, la qualifiant de primitive, sale, insipide et grossière. «La cuisine, souligne-t-il, est un moyen efficace pour rabaisser et rejeter l’autre.»
Les relations de voyage de l’époque coloniale française font souvent allusion à la cuisine autochtone, généralement de manière négative et défavorable. «Si la cuisine et les manières de table dégoûtent les missionnaires et les voyageurs, explique-t-il, ils trouvent de bon goût les chairs animales et les plantes sauvages du Canada. C’est une autre façon de dire que l’on veut la nature mais pas la culture de l’autre, ce qui est tout à fait typique des discours coloniaux.»
Le Musée huron-wendat de Wendake a vu le jour en 2008. Ce complexe comprend, outre le musée, un restaurant et un hôtel. Le Mitsitam Café du National Museum of the American Indian à Washington, pour sa part, consiste en cinq comptoirs où l’on sert la cuisine autochtone de grandes régions géographiques américaines, comme le Sud-Est et les Plaines. À titre d’exemple, la station du Nord-Ouest prépare le saumon rôti sur planche de cèdre. Les modes de vie ainsi que les techniques de cuisson, les ingrédients et les saveurs des plats, traditionnels mais aussi contemporains, y sont décrits. «À cet endroit, le chef cuisinier est considéré comme un conservateur au même titre qu’un conservateur de musée», indique le professeur Turgeon.
À Wendake comme à Washington, au restaurant La Traite comme au Mitsitam Café, on assiste, selon lui, «à la création d’un territoire de libération, de création et d’affirmation de soi pour travailler sur la décolonisation».