Au fil des pages, il arrive encore de croiser des images d'«Indiens» affublés d'habits clichés ou de noms de totems péjoratifs. Comment offrir aux élèves du primaire et du secondaire un choix de livres éclairé sur les questions et les savoirs autochtones? Comment guider les futurs enseignants sur ce qu'ils peuvent utiliser en classe?
La Faculté d'éducation de l'Université de Sherbrooke, en collaboration avec un comité de recherche de l'Université Laval et plusieurs partenaires des premiers peuples, planche sur ces questions et propose un outil d'analyse littéraire en huit critères.
«L'idée n'est pas de censurer les œuvres qui ne correspondent pas à ces critères ou de les mettre au bûcher, comme on a vu dans les nouvelles dernièrement», nuance d'entrée de jeu Joanie Desgagné, étudiante au doctorat, chargée de cours et auxiliaire de recherche à la Faculté des sciences de l'éducation de l'Université Laval, en conférence sur le sujet dans le cadre du 89e Congrès de l'Acfas.
Selon elle, ces œuvres peuvent être utilisées comme témoins de l'histoire coloniale ou comme contre-exemples pour aborder la question des mythes et des préjugés en classe et ainsi nourrir l'esprit critique sur les questions autochtones. Et pourquoi ne pas les comparer avec celles qui sont plus engagées, plus authentiques et plus nuancées?
Environ 150 œuvres ont été étudiées pour faire émerger les critères d'analyse et, ultimement, identifier les ouvrages plus respectueux.
Critère 1: la source de l'œuvre
Le premier critère fait écho à l'article 11 de la déclaration de l'ONU, stipulant que «les peuples autochtones ont le droit de conserver, de protéger et de développer les manifestations passées, présentes et futures de leur culture, telles que […] la littérature».
Dans ce cas, on peut se demander si un membre des premiers peuples a contribué à l'œuvre dans sa rédaction ou dans son illustration. Ou encore si la maison d'édition est spécialisée dans les ouvrages qui touchent à ces questions.
Critère 2: la date de publication de l'œuvre
«Si l'œuvre est plus récente, le risque de représentation inappropriée est moindre», souligne Patricia-Anne Blanchet, conseillère en pédagogie autochtone à la Faculté d'éducation de l'Université de Sherbrooke, qui prenait aussi part à la conférence. On peut donc se demander si la publication date d'avant 2000, les termes désuets étant plus courants avant le tournant du siècle. Ou si elle date d'après 2015 et le rapport de la Commission de vérité et réconciliation du Canada, qui a marqué un tournant dans les mentalités. Enfin, y a-t-il eu une réédition, ce qui peut sous-entendre que des ajustements ont été faits.
Critère 3: la terminologie utilisée
«Les termes évoluent constamment, à mesure que leur sens est contesté, débattu, reconstitué en fonction des perceptions sociales qui changent. Utiliser les bons termes et éviter ceux jugés discriminatoires ou insultants peut contribuer aux relations positives», poursuit Joanie Desgagné. On cherche donc à savoir si l'œuvre contient des termes désuets ou inappropriés, des noms de personnes tournant en dérision les premiers peuples ou des termes inappropriés pour désigner des familles ou des communautés.
Critère 4: les sujets traités
Est-ce que le traitement semble fait d'un point de vue colonial? De manière respectueuse par des personnes ayant vécu ou étudié les perspectives autochtones? Quand les auteurs sont européens, qui leur a transmis ces savoirs, questionne par exemple Patricia-Anne Blanchet. Les sujets réfèrent-ils à l'Histoire?
Critère 5: la reconnaissance de l'œuvre ou de l'artiste au sein des communautés autochtones
Pour juger de la pertinence et de la véracité d'un livre, on peut vérifier s'il a gagné des prix consacrés aux œuvres des Premières Nations ou reçu des critiques favorables. Est-il présenté sur les réseaux sociaux, entériné par la ou les nations? Est-il répertorié dans les banques de données crédibles?
Critère 6: la catégorisation de l'œuvre
On cherche aussi à savoir si l'œuvre est considérée comme un classique. A-t-elle fait son chemin et est-elle reconnue? A-t-elle été adaptée de manière appropriée à l'écran, en balado ou sous une autre forme de transmission?
Critère 7: les illustrations
Voilà un critère majeur dans la littérature jeunesse, puisque les illustrations sont souvent ce qui intéresse le plus les enfants au primaire, indique Joanie Desgagné. Si les membres des premiers peuples ont été représentés tantôt comme des êtres vulnérables tantôt comme de cruels guerriers, quelques œuvres littéraires renversent cette tendance. Elle pense notamment à des ouvrages illustrés par de jeunes autochtones. D'où l'importante de réfléchir à la source (retour au critère 1). De façon générale, on cherche à déceler si les illustrations contiennent des stéréotypes ou dégagent une vision colonialiste. La représentation des personnages est-elle actuelle et authentique? Véhicule-t-elle des préjugés?
Critère 8: la traduction ou la rédaction dans une langue autochtone
Si l'œuvre contient des termes dans une ou plusieurs langues des premiers peuples, l'appréciation est plus forte. Mais il faut être prudent, ici, met en garde Patricia-Anne Blanchet. «Avec nos partenaires inuits, on révisait en collaboration une œuvre traduite en inuktitut qui comportait plusieurs erreurs.»
Le processus d'analyse pour cet outil se poursuit et une visite au Nunavik est d'ailleurs prévue cet automne pour ajouter les perspectives inuites. Un neuvième critère pourrait aussi émerger.
Des capsules explicatives
En plus d'avoir travaillé à la classification et à la recommandation d'œuvres dans ce projet, le comité de recherche de l'Université Laval a créé avec l'enseignant d'histoire Charles Hervieux-Savard, du Centre de développement de la formation et de la main-d’œuvre de Wendake, une série de capsules. Elles expliquent chacun des critères et leurs fondements sociohistoriques pour outiller les étudiants en enseignement.
«On s'affaire aussi à intégrer l'outil dans les cours de didactique du français et dans le cours perspectives des premiers peuples en éducation», ajoute Joanie Desgagné.
Guide réflexif
Le colloque sur l'autochtonisation de la formation à l'enseignement en milieu francophone a également mis en lumière un guide réflexif destiné au personnel des facultés d'éducation. Alors que la province de Québec compte 11% de la population autochtone au pays, elle ne reconnaît que faiblement les réalités autochtones dans ses programmes d’études au primaire et au secondaire, selon une étude publiée en 2020. Le guide offre des repères et des pistes d'action pour former une nouvelle génération d'enseignants plus sensibilisés à ces réalités et mieux préparés à les inclure dans leurs salles de classe.
Tout comme l'outil d'analyse littéraire, ce guide a été réalisé dans le cadre du Projet inédit en sciences de l'éducation – Perspectives, savoirs et réalités des Premiers Peuples, sous la responsabilité d'Annie Pilote, vice-doyenne à la Faculté des sciences de l'éducation de l'Université Laval.
En début de colloque, Annie Pilote, a rendu hommage «aux premiers peuples de ces lieux, l'Université Laval étant à la croisée du Nionwentsïo du peuple Huron-Wendat, du Ndakina du peuple Wabanaki, du Nitassinan du peuple Innu, du Nitaskinan du peuple Atikamekw et du peuple Wolastokuk Malécite».
Elle a invité à visiter les shaputuans, tentes traditionnelles autochtones, installés sur le Grand Axe de l'Université pour le congrès de l'Acfas. Il est aussi possible de manger au camion-restaurant Saga cuisine nomade, associé au restaurant la Sagamité de Wendake, qui sera sur le campus jusqu'au 13 mai.