Fin décembre, le journal hebdomadaire français Franc-Tireur a publié un numéro spécial consacré à cinq penseurs à suivre en 2022. Ce média à grand tirage, dont la devise est La raison est un combat, a inclus dans son groupe sélect un professeur de philosophie de l’Université Laval: Patrick Turmel. Ce choix découle de la parution, l’automne dernier en France, de l’essai intitulé Prendre part. Considérations sur la démocratie et ses fins. Ce livre, paru en premier lieu au Québec en novembre 2020, a été coécrit avec David Robichaud, professeur de philosophie à l’Université d’Ottawa. En 2012, le duo s’était fait connaître avec la publication d’un essai intitulé La juste part. Repenser les inégalités, la richesse et la fabrication des grille-pains. Cet ouvrage avait obtenu un vif succès pour un livre de philosophie politique, ses ventes dépassant les 25 000 exemplaires au Québec.
En entrevue dans le cadre des Conversations en ligne de Franc-Tireur, le professeur Turmel, un spécialiste d’éthique et de philosophie politique, a donné son point de vue sur la célèbre citation de Winston Churchill, ancien premier ministre britannique, voulant que la démocratie soit le pire système de gouvernement, exception faite de tous les autres ayant été expérimentés dans l’histoire.
«Je pense, dit-il, que cette phrase a fait du mal à notre conception de ce régime politique parce qu’elle laisse entendre, au fond, que la démocratie est un pis-aller, quelque chose qui n’est pas parfait, dont on aimerait se passer et dont on se passera peut-être le jour où éventuellement on trouvera un meilleur régime. Notre crainte, dans cet ouvrage, est qu’en pensant ainsi la démocratie, on perde de vue qu’il s’agit, plutôt qu’un pis-aller, d’un idéal qui mérite d’être vigoureusement défendu.»
La une du numéro spécial du 29 décembre de Franc-Tireur présentait ainsi les cinq penseurs pour 2022:
«Ils se nomment Marcel Gauchet, Nathalie Heinich, Liliane Kandel, Patrick Turmel et Steven Pinker. Depuis des années, ils mènent les combats décisifs de la pensée occidentale. Qu’il s’agisse de la cause des femmes, du devenir de la démocratie, de l’idéal républicain ou des principes de la laïcité, ils ne cèdent ni aux modes ni au terrorisme intellectuel. Engagés contre les intégristes, toujours, contre le système, souvent, ils défendent les valeurs suprêmes. Et nous aident à aborder l’année qui vient l’esprit clair.»
«Ce journal d’opinion, explique Patrick Turmel, cherche à redonner à la raison la place qu’elle mérite au cœur d’une démocratie. Il vise à lui redonner toute son importance pour une discussion informée dans un contexte de radicalisation des positions politiques, particulièrement en France. Franc-Tireur combat pour un retour à un débat plus rationnel, plus raisonnable, plus nuancé et moins polarisé, dans l’esprit des Lumières.»
La démocratie se porte mal
L’ouvrage Prendre part. Considérations sur la démocratie et ses fins est né d’un constat: ces années-ci, la démocratie se porte mal dans plusieurs pays du monde. L’accroissement des inégalités socioéconomiques la menace, de même que la manipulation de l’opinion publique et la montée d’un certain populisme aux relents autoritaires. Selon le professeur Turmel, la démocratie paraît d’autant plus fragile que l’on participe souvent soi-même, comme citoyen ou citoyenne, à son érosion, et ce, sans s’en rendre compte.
«Ce n’est pas vraiment l’arrivée d’une dictature ou un coup d’État qui menace aujourd’hui les démocraties, souligne-t-il, c’est plutôt une série de petits gestes ou de décisions qui participent au glissement de la démocratie vers son contraire. C’est même souvent en agissant en son nom qu’on en mine les fondements. Le meilleur exemple est sans doute celui du discours populiste qui, au nom de la démocratie, s’attaque aux droits individuels, aux institutions de contre-pouvoir et contribue à l’effritement de la confiance à l’égard de la science ou des médias – toutes des composantes essentielles d’une saine démocratie.»
Hongrie, Turquie, Brésil: la tentation autoritaire serait de plus en plus en vogue dans un nombre grandissant de démocraties.
Prendre part. Considérations sur la démocratie et ses fins a été écrit par des philosophes politiques, pas par des politologues. Il ne contient pas de solutions concrètes aux maux démocratiques. «Notre but est de prévenir des menaces qui pèsent en insistant sur le fait qu’il est important de prendre conscience de toute la valeur de la démocratie, indique le professeur Turmel. La démocratie n’est pas simplement l’élection de représentants aux quatre ans. C’est une chose extrêmement complexe qui a comme fondements l’égalité citoyenne et l’égalité politique.»
Selon lui, cette complexité est due à l’architecture institutionnelle qui sous-tend la démocratie. Cette architecture comprend un système électoral, mais aussi un système juridique de contre-pouvoirs. Il y a également la nécessité d’espaces publics où faire entendre sa voix. «Or, dit-il, ce qu’on sait aujourd’hui est que cet assemblage institutionnel se fragilise de toutes sortes de façons. Le discours populiste voit toutes les institutions de contre-pouvoir comme des obstacles à la volonté du peuple. L’ex-président américain Donald Trump est la figure paradigmatique de cette fragilisation. Mais il n’est pas le seul politicien qui vient miner la démocratie de l’intérieur.»
Dans leur ouvrage, Patrick Turmel et David Robichaud insistent sur l’idéal démocratique. «Peu importe les façons dont on l’envisage, poursuit-il, la démocratie met de l’avant un même idéal: l’égale liberté politique des citoyens.» Selon les auteurs, tous et toutes se doivent de prendre part à la vie démocratique, à la chose publique. «Il est important de recevoir une éducation civique, affirme-t-il. Il est nécessaire de développer un sens critique, que ce soit par rapport à nos certitudes et à nos tendances, par exemple au conformisme.»
Le professeur Turmel est cotitulaire de la Chaire de recherche et d’enseignement La philosophie dans le monde actuel. Il est responsable de l’axe de recherche en éthique sociale et économique de l’Institut d’éthique appliquée de l’Université Laval et chercheur associé à la Chaire Éthique et finance du Collège d’études mondiales de la Fondation Maison des sciences de l’homme, à Paris. Il a aussi enseigné à l’Université de Toronto et a été professeur invité à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne en 2015. Patrick Turmel est lauréat du prix Distinction en enseignement pour les professeurs 2017, décerné par l’Université Laval.