Au cinéma, le storyboarding est une étape de préproduction qui consiste à mettre en dessins le scénario d’un film. De façon plus poétique, on peut dire que c’est l’art de traduire en images les mots et le non-dit d’une histoire. Sam Hudecki est passé maître dans ce domaine. Au cours de sa carrière, il a eu l’occasion de travailler avec plusieurs réalisateurs, dont Denis Villeneuve, avec qui il collabore étroitement et de manière soutenue depuis presque 10 ans. C’est lui le créateur des storyboards des longs-métrages Enemy (2013), Prisoners (2013), Sicario (2015), Arrival (2016), Blade Runner 2049 (2017) et Dune (2021).
Le mercredi 26 janvier, invité par le professeur de cinéma Jean-Pierre Sirois-Trahan à présenter une classe de maître virtuelle aux étudiants du cours Questions esthétiques: montage et découpage, il a démystifié son métier. Il a aussi profité de cette rencontre pour discuter de son travail – en français, une langue seconde apprise auprès de sa mère d’origine québécoise – avec le grand cinéaste québécois et livrer quelques anecdotes.
Traduire des images mentales
Fils d’un père écrivain et producteur très actif dans le monde du cinéma et de la télévision et d’une mère peintre, le jeune Sam Hudecki, né à Toronto, baigne très tôt dans le monde des arts. Penchant entre les beaux-arts, les langues et la littérature, le jeune homme étudie la littérature et le cinéma à l’université. Ce n’est qu’à ce moment qu’il tombe véritablement en amour avec le septième art, prenant alors conscience que tous ses intérêts s’y trouvent réunis.
Sam Hudecki avoue bien candidement qu’enfant il adorait dessiner les rêves que sa sœur lui racontait avoir faits pendant la nuit. Il essayait alors de représenter sur le papier les scènes qu’elle lui décrivait. Il reconnaît aujourd’hui faire un peu la même chose avec Denis Villeneuve: traduire des images mentales. D’ailleurs, à force de travailler avec le cinéaste et de partager le même bureau, il confie qu’il en est venu à décrypter non seulement les mots de Denis Villeneuve, mais également ses grognements et ses exclamations. «Dans notre bureau, affirme-t-il, lorsqu’il fait un son, j’arrive parfois à deviner l’image mentale qui l’a provoqué.»
Son travail consiste, bien sûr, à rendre visible ce qu’imagine le réalisateur, mais surtout ce qui ressort des discussions entre plusieurs artisans du long-métrage; cela peut être une idée précise ou encore seulement une image vague, une atmosphère, une sensation. «Chaque personne qui travaille sur un film a sa propre vision des mots d’un scénario. C’est le réalisateur qui doit faire le lien entre toutes ces visions et, moi, je vais m’inspirer de cette richesse d’idées», explique Sam Hudecki. Ses dessins doivent être vus comme un «processus», un mot sur lequel il insiste. «Au début, révèle-t-il, je pose beaucoup de questions. Puis j’essaie des choses. J’ai une pratique instinctive. Les premières versions des dessins sont une zone d’invention. C’est l’endroit où imaginer sans limites. Ce processus permet la découverte.» Et ce processus se nourrit de tout. «Parfois, ajoute-t-il, il y a beaucoup de silence autour de la table de travail. D’autres fois, on se promène librement autour d’une question avant de revenir au point central. Pour Blade Runner 2049, par exemple, on travaillait 3 à 4 heures par jour. On explorait beaucoup. Souvent, ce n’est que dans les trente dernières minutes qu’on trouvait la bonne idée, après avoir essayé beaucoup de choses.»
Sur un projet, ses premiers coups de crayon sont toujours flous, approximatifs. «Les dessins du début, dit Sam Hudecki, se comparent aux premières esquisses d’un peintre. C’est un peu imprécis, mais il est bon de garder cette imprécision. C’est dans les ombres et dans le vague que surgit l’émotion.»
Or, cette émotion, si essentielle à un bon film, vient beaucoup de la force des images, dont Denis Villeneuve sait tirer profit. Alors que les cinéastes demandent habituellement à leurs artistes de storyboarding de «fixer» en images le scénario, le réalisateur québécois, lui, préfère réécrire le scénario final à la lumière du storyboard inspiré du scénario initial. Une pratique rare chez les cinéastes! Et surtout une façon d’accroître les liens entre les mots et les images.
Par exemple, dans la scène où les êtres humains pénètrent pour la première fois dans un vaisseau du film Arrival, raconte Sam Hudecki, il fallait trouver les images les plus évocatrices pour mettre en lumière l’altération de la gravité, qui amène les personnages à marcher à la verticale. «On a commencé à penser aux images de cette scène en explorant la façon de traduire la sensation de vertige. C’est de là qu’est née l’idée de voir une porte ouverte au bout d’un passage noir, un peu comme dans une cave. Puis, on s’est demandé ce qui se passerait si un personnage laissait tomber une lampe de poche. De cette réflexion est venue l’idée qu’un des personnages lance en l’air un bâton lumineux, qui finit par s’immobiliser sur l’une des parois verticales du vaisseau.» Une belle image, qui déroute assurément l’esprit humain!
Les images naissent aussi du souci du détail. «Pour définir la forme des extraterrestres du film, je suis retourné à la nouvelle écrite par Ted Chiang, dans laquelle l’écrivain donne quelques impressions sur la façon dont bougent les extraterrestres», indique le storyboardiste.
Ne pas figer la réalisation
Le storyboard définit une très large part du film. Ça peut aller de l’angle de caméra dans une séquence aux décors et aux costumes, en passant par les jeux de lumière dans une scène. En fait, ce processus est très important puisqu’il détermine les concepts, les atmosphères, les liens entre les choses, bref le «langage visuel» d’une œuvre cinématographique. Malgré tout, croit Sam Hudecki, un réalisateur gagne à laisser une place à l’imprévu.
«Avec tous les moyens technologiques d’aujourd’hui, admet-il, on peut définir entièrement un film dès le storyboard, le fixer de manière définitive avant même le tournage.» De son côté, Sam Hudecki préfère délaisser les images de synthèse et travailler à l’ancienne, avec un crayon et une feuille blanche, dans le but d’obtenir «une ligne vivante», dit-il. «Oui, ajoute-t-il, il est bien qu’un storyboard prévoie les angles de caméra. Cela épargne temps et argent au moment du tournage. Cela est aussi un élément esthétique essentiel dans un film. Par exemple, Denis Villeneuve aime travailler avec une seule caméra. Il importe donc de trouver le meilleur point de vue duquel présenter l’action ou l’émotion dès le départ, afin de mieux faire ressortir le sens de chaque séquence. Malgré tout, il ne faut pas enlever toute vie au film. Pour Denis Villeneuve, dans un tournage, il y a d’abord le scénario, puis le storyboard, et finalement la nature. En d’autres mots, le tournage ne doit pas se résumer à réaliser un storyboard, il doit aussi être à l’écoute de la nature, c’est-à-dire de la réalité du moment.» Le réalisateur Denis Villeneuve, en effet, se plaît à dire que, aujourd’hui encore, il retourne parfois à ses débuts, alors qu’il faisait du documentaire pour l’Office national du film du Canada. Le documentaire prend la réalité telle qu’elle est, il la «documente». Sur un tournage, le réalisateur doit aussi «documenter les conditions du tournage», c’est-à-dire rester ouvert aux possibilités, aux réalités, passagères ou non, qui vont des conditions météorologiques à un jeu d’acteur. Idéalement, il ne faut donc pas voir le storyboard comme une fin en soi, mais comme l’élément d’un processus.
À la fin de la rencontre, à une question venue du public sur le storyboard qu’il aurait aimé créer, Sam Hudecki répond celui d’Alien. Cette réponse l’amène ensuite à insister sur un point: le storyboard d’un film est bien sûr signé par une ou deux personnes, mais sa création découle avant tout d’un travail d’équipe. «Dans une session de travail, il y a un mélange d’idées, un flot continuel d’échanges, qui fait jaillir des étincelles. C’est le groupe qui a une idée, pas un individu. C’est un métier de collaboration. Le storyboard est une œuvre collective, comme une cathédrale du Moyen Âge», conclut-il humblement.