
Montage de photos promotionnelles du film Maria Chapdelaine réalisé par le cinéaste Sébastien Pilote et sorti en 2021. L’héroïne, au centre, est interprétée par Sara Montpetit. Hélène Florent incarne la mère de Maria et Sébastien Ricard joue le rôle du père.
— Pionniers Productions
De la colonisation agricole à l’affirmation identitaire, des coureurs des bois à l’exploitation industrielle de la forêt, de la vie dans les chantiers de coupe aux activités de villégiature, du côté sombre et hostile des bois au fantasme de la construction de villes au cœur de ces mêmes environnements: la forêt a constitué une source quasi inépuisable de sujets de romans, de poèmes et d’essais pour les écrivains d’autrefois. C’est ce que Maude Flamand-Hubert a démontré dans sa conférence du 16 juin aux Jardins de Métis, dans la région du Bas-Saint-Laurent. L’exposé de cette professeure adjointe à la Faculté de foresterie, de géographie et de géomatique de l’Université Laval s’intitulait Découvrir et s’approprier le territoire par l’écrit: émergence de la forêt dans la littérature canadienne-française (1900-1950).
«Dans mes travaux de recherche, j’ai recensé les œuvres littéraires canadiennes-françaises les plus marquantes de la première moitié du 20e siècle où l’on nommait la forêt, explique-t-elle. Cette recherche a mené à un article dans la Revue d’histoire de l’Amérique française. Mon corpus contient une trentaine d’œuvres écrites par 18 auteurs. La forêt occupe une place importante dans tous ces récits. Dans certains cas, elle est le cadre de l’action, dans d’autres, elle a une valeur symbolique dans le récit.»
Au tournant du 20e siècle, le Québec était depuis plusieurs décennies à la recherche d’une littérature canadienne-française authentique. Cette quête d’identité signifiait de prendre ses distances d’avec le monde littéraire français en s’ancrant dans les modes de vie et le territoire du Québec.
«À cette époque, poursuit-elle, il existait deux Québec forestiers, celui de la vallée du Saint-Laurent, déjà arpenté et habité, et de vastes espaces forestiers encore méconnus. Dans ce contexte, les rapports de la population canadienne-française avec la forêt restent largement conditionnés par la subsistance économique. Deux grands projets de développement dominent cette époque: la colonisation agricole et l’exploitation forestière. De cette époque datent les premières usines de pâtes et papiers ainsi que les premiers barrages hydroélectriques. En un demi-siècle, la forêt devient le lieu d’activités de villégiature et d’activités relatives à la foresterie scientifique.»
La forêt sert aussi d’arrière-scène à l’affirmation identitaire du peuple québécois. Cela est particulièrement notable dans les romans Maria Chapdelaine et Menaud, maître-draveur. Le premier ouvrage, écrit par le Français Louis Hémon, est paru en 1916. Le second, écrit par Félix-Antoine Savard, a été publié en 1937. Hémon peint un portrait de la vie rude de colons dans la forêt du Lac-Saint-Jean tout en décrivant les richesses et les beautés des lieux. Le roman relate l’histoire d’amour entre Maria et François Paradis. Il met aussi l’accent sur le père Chapdelaine, un éternel pionnier qui recommence et repousse toujours son établissement dans le bois. Savard, quant à lui, dépeint la lutte contre les compagnies qui accaparent le territoire forestier de la région de Charlevoix. Cette œuvre nationaliste a pour but la réappropriation des ressources forestières par les Canadiens français. «À la fin de son roman, indique Maude Flamand-Hubert, Savard emprunte presque mot pour mot la phrase suivante qui conclut le roman de Hémon: “Ces gens sont d’une race qui ne sait pas mourir”».
De la botanique à l’industrialisation
La Flore laurentienne, du frère Marie-Victorin, figure parmi les œuvres sélectionnées par la professeure. Édité en 1935, cet ouvrage dresse l’inventaire floristique de la vallée du Saint-Laurent. Il contient notamment 1568 descriptions de plantes. En introduction, l’auteur livre un vibrant hommage aux premiers colons: «Les voici maintenant aux prises avec cette nature grandiose, sauvage, au visage étranger et mystérieux. Pionniers de ce monde nouveau, aucun produit du sol ne leur est plus important que l’arbre, que les arbres.»
Une nouvelle, intitulée Robert Lozé et publiée en 1903 par Errol Bouchette, attire l’attention. Aux yeux de l’auteur, la forêt représente un lieu de développement économique et d’industrie.
«Il y a cette idée, au tournant du 20e siècle, que la forêt est un espace inutilisé, un espace auquel l’on souhaite attribuer une valeur économique grâce aux avancées de la science et de la technologie», souligne-t-elle.
Vingt ans plus tard, Jules Faubert, le roi du papier, roman d’Ubald Paquin, reprend le même thème. Dans ce récit, les Canadiens français prennent le contrôle de l’exploitation des ressources et font construire de nouvelles villes au cœur des forêts de l’Abitibi. Voici un extrait.
«Un mélange assourdissant des bruits les plus divers se fait entendre du matin au soir, du soir au matin: bruit de marteaux ou celui des haches à équarrir; bruit du fer qu’on bat sur les enclumes; celui plus criard et perçant des boulons que l’on rive; grincement des essieux; stridence du sifflet des remorqueurs; cris des charretiers commandant les chevaux; appel des contremaîtres; et puis dominant tous ces bruits, celui formidable, de l’eau qui rage contre les roches.»
«Des villes modernes qui apparaissent au cœur de la forêt était une idée très présente au début du siècle dernier dans les rapports des arpenteurs et dans les journaux», rappelle la professeure.
Dans À la hache, Adolphe Nantel propose une vision idéalisée de la vie dans les chantiers de coupe, au gré des saisons. La montée des hommes à la tête des rivières, la descente des billots, les corvées d’été comme la préparation des couvertures de laine et des barils de porc salé: une grande œuvre collective est décrite.
«Au début du 20e siècle, dit-elle, l’industrie n’entrait pas nécessairement en contradiction avec une vision romantique de la nature. Au contraire, l’émerveillement pour la nature elle-même se mélangeait souvent avec l’émerveillement de la puissance humaine à dominer cette même nature à l’utiliser pour le développement de la société.»
Un retour à la nature primitive pour mieux savourer la modernité
Selon Maude Flamand-Hubert, l’urbanisation et l’industrialisation entraînent une idéalisation de la nature. On voit donc apparaître une approche plus romantique de la nature, qui se reconnaît par l’attention portée à la description des paysages et au retour aux origines. Ce type de représentations de la forêt se retrouve surtout dans les œuvres historiques. L’une de ces œuvres est Les chasseurs de noix. Publié en 1922 par Arthur Bouchard, ce roman d’aventures reprend le récit tragique d’une jeune Iroquoise enlevée par des Algonquins et libérée par un jeune Canadien.
«Ce retour à la nature primitive et l’identification au coureur des bois ne permettent que de mieux savourer la modernité, soutient-elle. La vue des établissements industriels éblouit parce qu’ils rendent compte du génie humain. C’est le triomphe de l’homme sur la nature, et les nouveaux paysages qui se créent contiennent une tout aussi grande puissance d’émerveillement. C’est l’ambivalence que provoque la rencontre des émotions contradictoires que sont, d’une part, la vue d’une pureté primitive idéalisée en voie de disparition et, d’autre part, celle d’une modernité prolifique et bienfaisante. Mais ce retour aux origines évoque aussi le besoin d’exprimer l’hostilité du milieu forestier pour les premiers colons.»
Damase Potvin a notamment écrit Robe noire, roman paru en 1932. Inspiré de la vie d’un missionnaire jésuite du 17e siècle, ce livre est surtout un prétexte pour sillonner les anciennes routes d’eau et les portages du Saguenay–Lac-Saint-Jean, et faire l’éloge des paysages et de la région. Les descriptions sont réalistes et mettent en scène la rudesse de la vie en forêt.
L’homme des bois, qu’il s’agisse du coureur des bois ou du bûcheron, est souvent nommé «le vrai Canadien». Celui-ci peut endurer les mouches, le froid, les longues marches et les cabanes enfumées. Dans son roman le plus connu, Nord-Sud, Léo-Paul Desrosiers développe le dilemme entre l’appel des grands espaces et la vie au sein de la communauté, dilemme vécu par un coureur des bois habitué à la traite des fourrures.
«Aller, venir, rôder à son caprice, quelle existence aurait pu se comparer à celle-là? Il lui semblait qu’elle réservait et comprenait plus de jouissances et surtout une espèce de satisfaction animale. Elle l’aurait délivré de son insupportable ennui de l’été. Est-ce la grande poésie de la forêt, que sentent en leur chair ceux qui ne savent pas penser? Ils ne pourraient l’exprimer, mais la mélancolie sauvage d’un crépuscule, la joie d’une aube, l’excitation d’une chasse hantent tout leur corps. Ils entendent bramer l’orignal, ils voient passer les volées d’outardes et ils ne peuvent s’empêcher de partir. Car la forêt possède ses sirènes comme la mer et ceux qui ont entendu leurs appels ne peuvent plus les oublier.»
La Française Marie Le Franc publie son premier roman canadien en 1930. Hélier, fils des bois raconte l’histoire d’une jeune Française venue se ressourcer dans un chalet isolé des Laurentides. Ses romans mettent en scène des relations d’altérité vécues par des personnages qui restent des étrangers dans le milieu forestier, avec d’autres personnages qui y sont à leur aise. «La forêt de Marie Le Franc, explique la professeure, est celle de l’expérience initiatique, de l’introspection. Se perdre en forêt est une épreuve, mais surtout une occasion de renouer avec soi et avec les éléments. L’auteure amène un nouveau ton. Elle parle de la forêt de façon plus contemplative, plus romantique. Au moment de leur publication, les écrits de Marie Le Franc résonnent chez les Canadiens français, en particulier les ruraux immigrés en ville et qui ont besoin de se ressourcer dans la nature, comme une autorisation à établir une relation empreinte d’intimité avec la nature.»