Les films qui traitent de la figure de Jésus de Nazareth existent depuis l’invention du cinéma, laquelle remonte à la fin du 19e siècle. Comment s’orienter alors dans la grande diversité des portraits de Jésus proposés par les cinéastes au fil des décennies? Quels regards ces films déploient-ils? Quels liens peut-on établir entre le contexte social et les différents visages cinématographiques du Christ? Que faire de cette diversité et comment la situer par rapport aux représentations portées par la tradition chrétienne? Ces questions et bien d’autres ont été abordées du 21 au 27 décembre dans le cadre d’un module de formation en ligne de la Faculté de théologie et de sciences religieuses.
«Quatre-vingt-dix films ont été réalisés sur Jésus de Nazareth entre 1898 et 2018, explique le coanimateur du module de formation, le chargé de cours Alain Bouchard. Jésus est une figure forte dans l’imaginaire occidental. Il est l’archétype de l’individu provenant d’un milieu défavorisé qui deviendra le sauveur du monde. On dirait que chaque génération sent le besoin de s’approprier Jésus pour exprimer son identité, ses aspirations.»
Une grande diversité de cinéastes ont été attirés par ce personnage historique. «Ce qui va motiver un réalisateur de nos jours, poursuit-il, est le questionnement de la pertinence de la foi et du religieux. Là, Jésus devient un personnage incontournable.»
Le module de formation évoque au moins 15 films et en présente 10 de façon un peu plus précise suivant différentes époques du cinéma. Les deux animateurs proposent une analyse plus extensive de Jésus de Montréal de Denys Arcand, sorti en 1989. Ils comparent également quatre films en analysant leur représentation de la Cène, le dernier repas de Jésus avec ses disciples avant son arrestation, laquelle conduira à sa crucifixion.
«Dans le film La dernière tentation du Christ de Martin Scorsese sorti en 1988, la distribution du pain et du vin durant la Cène est plus solennelle et grave que dans les autres films, soutient Alain Bouchard. En particulier lorsque les apôtres se passent le vin. Tout à coup quelqu’un retire du sang de sa bouche, reflétant le concept de transsubstantiation chez les catholiques qui veut que dans l’eucharistie, on a la présence réelle du Christ.»
Le prophète, le révolutionnaire, la superstar et l’humain qui souffre
Le premier film sur Jésus de Nazareth fut réalisé par Georges Hatot. Il a été lancé en 1898 sous le titre La vie et la Passion de Jésus Christ. Un an plus tard, Le Christ marchant sur les flots voyait le jour sous la signature de Georges Méliès. Celui choisi pour le module de formation a été réalisé en 1903 par Ferdinand Zecca et Lucien Nonguet. Il s’intitule La vie et la Passion de Jésus-Christ en 18 tableaux.
«Les tout premiers films montrent un Jésus assez fidèle à la tradition, souligne le coanimateur du module de formation et professeur, Patrice Bergeron. On le sent en contrôle, assez autoritaire. Cela changera avec les années et les époques.»
On peut penser ici à L’Évangile selon saint Matthieu, de Pier Paolo Pasolini, un film sorti en 1964. Le cinéaste fait de gros plans des visages, ce qu’on ne voyait pas au début du siècle. Jésus parle beaucoup. La musique, en arrière-plan, est dramatique. Ce Jésus est présenté comme un révolutionnaire, un marxiste qui dénonce l’ordre établi.
Un autre exemple est l’opéra rock Jésus-Christ superstar. Réalisé par Norman Jewison, lancé en 1973, ce film porte sur les derniers jours de la vie de Jésus. «Durant la Cène, indique le professeur Bergeron, ce film prend une liberté interprétative par rapport aux textes du Nouveau Testament, notamment de manière à mettre en évidence la relation entre Jésus et Judas: ils se querellent longuement, ne se comprennent pas. Durant le repas qui se déroule en plein air, Jésus lui ordonne de quitter et va le retrouver ensuite. Pour se réconcilier? Mais la querelle reprend et Judas part en courant. Ces exemples permettent de voir la grande diversité de ces films et la complexité de l’exercice quand vient le temps de les interpréter et de les analyser de manière critique.»
La Passion du Christ, une réalisation de Mel Gibson, arrive sur les écrans en 2004. Ce film porte sur les dernières heures de la vie de Jésus de Nazareth. Il se démarque par rapport à d’autres films par l’insistance de la relation de Jésus avec Marie sa mère. Mais il montre aussi et surtout la souffrance de Jésus durant sa Passion, d’où le titre du film.
«C’est Jésus victime du mal commis par l’humain qui est alors mis en scène, explique le professeur, mais avec une accentuation de la souffrance telle qu’il est difficile par moments d’y voir autre chose qu’une mise en scène de la souffrance expiatrice qui “rachèterait” le mal. Comme si le salut de l’humain, en Jésus et à la suite de Jésus, passait exclusivement par la souffrance, comme si Dieu cherchait à punir le mal par un autre mal, la souffrance comme châtiment, ce qui pose un important problème du point de vue théologique, évidemment.»
Parmi les films étudiés dans le cadre du module de formation, la préférence d’Alain Bouchard va à La dernière tentation du Christ. «Scorsese, dit-il, a un souci du réalisme de l’époque, notamment dans sa représentation de la Pâque juive et de la position du corps pour la crucifixion. En plus, il traite de façon originale une grande question théologique, la cohabitation de la dimension divine et humaine chez Jésus. Ce dernier meurt après avoir assumé pleinement son rôle de messie. Je dois avouer que j'ai aussi un faible pour Jésus-Christ superstar, qui incarne bien le renouveau catéchistique et les messes à gogo des années 1970.»
Pour sa part, Patrice Bergeron choisit Jésus de Nazareth, le film de Franco Zeffirelli lancé en 1977. «J’ai grandi avec ce film, qui passait à la télévision les vendredis saints, rappelle-t-il, donc c’est celui auquel je pense spontanément. Mais quand je le regarde aujourd’hui, avec mon regard de théologien, c’est certain que j’accroche à certaines représentations assez littérales ou au portrait d’un Jésus très en contrôle de son affaire. Ce sont les subtilités des récits écrits que l’image cinématographique risque toujours de faire oublier. Plus fondamentalement, je n’arrive pas à trancher. J’aime le fait qu’il y ait plusieurs films et qu’aucun n’a le dernier mot. Comme quoi la question de l’identité de Jésus est une question encore ouverte aujourd’hui. Après tout, ce n’est peut-être pas un hasard puisqu’il y a quatre évangiles au sein même des textes fondateurs du christianisme et plusieurs autres évangiles apocryphes apparus dès les premiers siècles de notre ère!»