
Éviter les possibilités de dommages collatéraux entre la Chine et les États-Unis repose sur quatre conditions: être des rivaux et non des ennemis, renforcer le leadership américain dans le monde, relancer l’axe transatlantique et tenir davantage compte des pays émergents.
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Différents types de dommages collatéraux peuvent résulter du conflit commercial qui perdure depuis quelques années entre les États-Unis et la Chine. L’un d’eux est l’accélération du protectionnisme économique, autrement dit de l’accélération du ralentissement du processus de mondialisation que l’on peut observer dans un nombre grandissant de pays, entre autres chez nos voisins américains. Un autre exemple est le harcèlement étatique. C’est ce qui est arrivé avec le programme nucléaire civil iranien, soupçonné d’abriter des recherches visant la fabrication de la bombe nucléaire. Les États-Unis se sont retirés de l’accord international visant à baliser ce programme tout en menaçant d’imposer des sanctions commerciales aux pays tiers qui maintiendraient des liens commerciaux avec ledit pays. La croissance du club nucléaire, mais aussi l’accentuation de la crise climatique et un populisme croissant représentent d’autres effets collatéraux potentiels dans le sillage du conflit sino-américain.
Cette mise en contexte était au cœur de l’exposé qu’a livré le professeur Érick Duchesne, du Département de science politique, le jeudi 12 novembre, dans le cadre d’un webinaire organisé par la Chaire Stephen-A.-Jarislowsky en gestion des affaires internationales de l’Université Laval et le Groupe d’études et de recherche sur l’Asie contemporaine. Le thème de ce minicolloque était «Guerre froide entre les États-Unis et la Chine: perspectives après l’élection américaine». Deux autres conférenciers ont pris la parole durant la rencontre. La présentation du professeur Jonathan Paquin, du Département de science politique, avait pour titre «La Chine dans l’œil de l’aigle: analyse des débats stratégiques qui animent la classe politique américaine». Celle du professeur Zhan Su, du Département de management, s’intitulait «Le découplage des États-Unis avec la Chine: Réalisable? Raisonnable?».
«Avec Trump, explique le professeur Duchesne, les pièges de Thucydide et de Kindleberger étaient inévitables. Avec Biden, pouvons-nous toujours éviter le pire?»
Pour rappel, le piège de Thucydide survient lorsque la peur que suscite une puissance émergente chez une puissance dominante contraint celle-ci à entrer en guerre. Thucydide est cet homme politique grec qui a vécu la guerre du Péloponnèse entre Athènes et Sparte au 5e siècle avant Jésus-Christ. Quant au piège de Kindleberger, du nom d’un économiste américain, il fait allusion à la décennie désastreuse des années 1930 lorsque la puissance américaine en émergence ne parvint pas à combler le gouffre laissé par le déclin hégémonique relatif de la Grande-Bretagne.
Quatre grandes conditions
Selon Érick Duchesne, quatre grandes conditions sont nécessaires et suffisantes pour éviter les pièges de Thucydide et de Kindleberger. La première consiste, pour les deux grandes puissances, à passer du statut d’ennemis à celui de rivaux. «Avec Biden, dit-il, la politique étrangère américaine devra être directe et flexible, avec le maintien de la pression sur la Chine. En d’autres mots, une main de fer dans un gant de velours. Le ton du président élu devra être très dur sur la question des Ouïghours, ce peuple à majorité musulmane persécuté par l’État chinois. On s’attend aussi à ce que Biden hausse le ton au sujet de Hong Kong, la région administrative spéciale qui fait l’objet, de la part de la Chine, d’une offensive contre la démocratie locale. Il devrait également relancer la politique étrangère américaine en Asie. En 2011, le président Obama avait fait de ce continent le pivot de sa nouvelle politique, compte tenu du poids démographique et du poids économique de la région. La politique asiatique de Biden se situera à mi-chemin entre le bilatéralisme agressif de Trump et le pivot obamien.»
Abaisser les tensions entre les États-Unis et la Chine passe aussi par le leadership renouvelé des Américains dans le monde, après l’isolationnisme prôné par Donald Trump. «Les États-Unis, soutient le professeur, ont intérêt à effectuer un retour sélectif et graduel vers le multilatéralisme. Biden devra se concentrer sur les enjeux nationaux durant les deux premières années de son mandat, ce qui peut signifier une certaine politique industrielle. Pour les affaires externes, parmi ses priorités, il y aura le retour des États-Unis dans l’Accord de Paris, l’accord mondial sur le climat et le réchauffement climatique. Biden trouvera des partenaires dans ce dossier, européens mais également chinois. Dernièrement, les Chinois ont présenté un ambitieux plan de protection écologique. Ce sera un point de rapprochement avec la Chine, un bon point de départ. Ce multilatéralisme sélectif comprendra aussi la relance lente de l’Organisation mondiale du commerce.»
Le renforcement de l’axe transatlantique constitue la troisième condition pour éviter les pièges de Thucydide et de Kindleberger. Cette politique transatlantique, basée sur un consortium de nations et sur les institutions mises en place depuis la Seconde Guerre mondiale, servira aux Américains de contrepoids à la Chine. «Les liens transatlantiques, remis en question par Trump, seront relancés, affirme-t-il, mais à un rythme assez lent. Ce qui n’empêchera pas les accords sectoriels. Renforcer cet axe signifiera le maintien des acquis, notamment de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord.»
La quatrième et dernière condition concerne les pays émergents. Sont regroupées sous ce vocable les nations qui connaissent depuis plusieurs années une croissance rapide de leur économie, dont la Chine, l’Inde et l’Afrique du Sud. Selon Érick Duchesne, le président Biden devra se rapprocher de ces économies de plus en plus présentes sur la scène mondiale. Il devra développer une vision à moyen et à long terme. Ces acteurs s’organisent comme un bloc, ils parlent d’une voix de plus en plus forte et de plus en plus cohérente.
Et la Chine? «Tout n’est pas un champ de roses pour cette grande puissance, répond-il. Son projet de nouvelle route de la soie est semé d’embûches. La Chine apparaît comme un rival systémique de l’Union européenne. On observe un regain de tensions entre la Chine et l’Australie. L’image internationale de la Chine souffre en raison d’incidents frontaliers avec l’Inde, la situation à Hong Kong, les exportations d’équipements médicaux défectueux dans le dossier de la pandémie. Si les Chinois veulent exercer un leadership, c’est sur le plan économique que cela se fera. En ce sens, ils ont acheté le modèle du libéralisme économique. Il leur convient absolument. Quant à une éventuelle transition hégémonique avec les États-Unis, elle n’est pas pour demain. Sur le strict plan du produit intérieur brut par habitant, la Chine est très loin de surpasser les États-Unis. En 2019, le PIB chinois per capita était de 16 785$ contre 65 118$ aux États-Unis.»
Pour son mot de la fin, le professeur s’interroge sur le concept d’hégémonie. Laquelle des deux grandes puissances dictera les règles du commerce international dans l’avenir? Est-ce que la Chine veut reprendre le sceptre de l’hégémonie délaissé par Donald Trump? Est-ce que l’hégémonie économique est suffisante pour mener le monde? A-t-on vraiment besoin d’une puissance hégémonique?