L'existence d'un fossé séparant les personnes qui utilisent quotidiennement les technologies numériques et celles qui en font peu ou pas usage était sans grande conséquence lorsqu'il était question de statuts Facebook, de chansons sur Spotify ou de séries sur Netflix. La pandémie a changé la donne. Aujourd'hui, les personnes peu ou pas intégrées à l'univers numérique y jouent leur santé parce qu'elles risquent davantage de s'exposer au coronavirus et de subir les contrecoups économiques et psychosociaux du confinement.
C'est ce qu'avancent la doctorante en santé communautaire, Elisabeth Beaunoyer, la professeure Sophie Dupéré, de la Faculté des sciences infirmières, et le professeur Matthieu Guitton, de la Faculté de médecine et du Centre de recherche CERVO, dans une analyse publiée par la revue Computers in Human Behavior. «Les technologies numériques étaient une commodité. Elles sont devenues une nécessité», résume Matthieu Guitton.
Pas besoin d'un long tweet pour comprendre que le semblant de vie normale qui nous reste tient au fil qui nous relie à Internet. Télétravail, formation à distance, achat de biens et de services, loisirs et interactions sociales passent essentiellement par le numérique. «Plus de 3 milliards de personnes sont en confinement, rappelle le professeur Guitton. C'est sans précédent dans l'histoire de l'humanité. Les technologies numériques sont devenues indispensables pour être intégré à la vie économique et sociale. C'est aussi le principal canal qu'utilisent les gouvernements et les entités supranationales comme l'OMS pour diffuser leurs messages et leurs recommandations sur la COVID-19 à la population.»
Au Canada, les statistiques indiquent que 90% de la population est connectée à Internet, une donnée qui fait abstraction du fait que cette connexion est loin d'être optimale pour tous, précise le chercheur. Les inégalités dans l'accès aux outils numériques sont de deux ordres.
Les premières, de nature économique, touchent surtout les travailleurs qui ont de faibles revenus, les personnes qui sont sans emploi et celles qui dépendent de l'aide sociale. Pour une bonne partie de ces gens, les appareils numériques et les frais mensuels de services Internet sont un luxe inabordable. De plus, la fermeture des écoles, des universités, des cafés et des bibliothèques a privé nombre d'entre eux du seul accès à Internet à leur disposition.
«Ces personnes se retrouvent dans un cercle vicieux numérique, souligne Matthieu Guitton. Pour trouver un emploi leur assurant de meilleurs revenus, elles doivent pouvoir accéder aux sites d'offres d'emploi et avoir un réseau d'entraide. Sans connexion Internet, c'est très difficile pour elles d'améliorer leur sort. Au même moment, les ménages plus à l'aise profitent du contexte pour faire l'acquisition d'équipement plus performant, pour augmenter leur vitesse de leur connexion Internet et pour se familiariser avec de nouveaux outils logiciels. Le fossé numérique s'élargit.»
Les secondes inégalités, de nature culturelle, touchent les gens qui ont peu d'intérêt ou d'habiletés pour le numérique. On les retrouve surtout parmi les personnes âgées. «Le fait qu'elles ne puissent pas compter sur des outils numériques pour faire des commandes à l'épicerie ou à la pharmacie ou pour consulter un médecin à distance fait qu'elles doivent sortir de chez elles pour obtenir ces services en personne, ce qui augmente leur risque d'exposition au coronavirus, alors qu'elles forment le groupe le plus vulnérable à la COVID-19.»
L'isolement social guette les personnes qui vivent en marge de l'univers numérique, ce qui peut avoir de graves répercussions sur leur santé psychologique, constate également le professeur Guitton. «En période de confinement, les contacts sociaux et les loisirs que nous offre le numérique ne sont pas accessoires. Toute ouverture sur le monde peut apporter des bienfaits psychologiques salutaires.»
Sortir du ghetto
Que faire pour contrer ces inégalités? «Il faut faciliter l'accès aux outils numériques et encourager le développement d'habiletés permettant d'utiliser ces outils, suggère Matthieu Guitton. Le gouvernement du Québec a déjà posé un bon geste en ce sens en distribuant des tablettes aux enfants de familles défavorisées. Il pourrait appliquer une mesure semblable pour les personnes âgées qui sont en résidences pour personnes âgées ou en CHSLD.»
La lutte contre les inégalités numériques n'incombe pas uniquement au gouvernement, poursuit le chercheur. «C'est une responsabilité qui appartient à l'ensemble de la société. Le manque d'habiletés numériques des personnes âgées n'est pas une fatalité. Les familles peuvent fournir une tablette à un proche et lui apprendre à “skyper” en quelques minutes. Quant au gouvernement, son rôle consiste à créer un environnement qui favorise l'accès à Internet à un maximum de personnes de façon à éviter que des citoyens se retrouvent isolés dans des ghettos numériques.»