
Comment expliquer que la contestation ne faiblit pas après plus d’une dizaine de jours de manifestations?
Depuis les années 2000, on observe que la colère des Haïtiens s’exprime surtout durant les périodes électorales. Puis, les citoyens se rallient au président élu pendant quatre ou cinq ans. Pourquoi cette fois-ci les manifestants se mobilisent-ils deux ans après le début du mandat de Jovenel Moïse? J’ai l’impression que l’opposition et le Sénat ont réussi à mettre le gouvernement sur la défensive à propos de la gestion du programme PetroCaribe. Depuis 2006, le gouvernement vénézuélien vend son pétrole au rabais à l’État haïtien sous forme de prêt sur 25 ou 30 ans. Le gouvernement haïtien négocie ensuite ce produit au prix courant avec les pétrolières, afin de constituer un fonds avec le profit. Cet argent devait financer des programmes sociaux et la reconstruction. Cependant, un rapport sénatorial suggère que les gouvernements successifs ont dilapidé le fonds. Des tronçons de route manquent; des édifices ne sont jamais terminés. Sans parler d’entreprises qui ont touché l’argent du fonds sans livrer la marchandise. Le rapport montre clairement que le président actuel, choisi par son prédécesseur Michel Martelly, aurait joué un rôle important dans ces manigances.
Les manifestants dénoncent donc le système de corruption orchestré par le président Jovenel Moïse?
Je ne pense pas qu’il s’agisse du procès de sa gestion. Il faut aussi se demander s’il s’agit véritablement d’un soulèvement populaire ou d’une tentative des partis d’opposition de tirer profit de cette colère afin de déstabiliser leur adversaire. Rappelons qu’en général, ce genre de tentative se produit en période électorale. Ainsi, en 2010, le président Martelly avait appelé la rue à manifester. Le jour de l’élection, il avait même demandé à ses partisans impliqués dans l’organisation du scrutin de quitter les bureaux de vote, car il pensait perdre le scrutin. Pour mieux comprendre la facilité de la rue à manifester, il faut savoir que l’élite politique n’hésite pas à manipuler la population, souvent peu instruite, pour la rallier à sa cause. La colère populaire se nourrit de la misère économique que vit Haïti depuis de longues années. Une situation bien antérieure à l’ouragan de 2008, qui avait fait de nombreux glissements de terrain, et au séisme de 2010. C’est un pays dysfonctionnel, dont les services publics ne fonctionnent pas, qu’il s’agisse de la collecte des ordures, de l’entretien des rues, de l’aqueduc ou de l’électricité. Sans compter que la société vit une cassure très nette entre une élite économique et politique bien nantie, qui habite des demeures très luxueuses sur les hauteurs de Pétionville et mange dans des restaurants qui ressemblent à ceux de Miami, alors que le peuple vit pieds nus dans les ordures. À chaque élection, le gagnant rafle toutes les ressources, notamment l’aide internationale, et place tous ses amis et connaissances dans la fonction publique. Le perdant, lui, n’a rien. Finalement, cela ressemble, en plus extrême, au système de patronage qui existait au Québec à l’époque de la Grande noirceur.
Haïti constitue pourtant un des pays les plus aidés sur la planète au prorata de sa population…
Cette aide a peu de chance de se rendre jusqu’à la population, surtout quand elle passe par le gouvernement. Au point que des pays comme le Canada n’ont pas versé l’argent promis pour la reconstruction après le séisme, car ils craignaient que ces fonds ne financent pas les projets retenus. Et cela, c’est sans parler des difficultés à acheminer l’aide en raison de l’état des infrastructures. Réussir seulement à dédouaner du matériel qui arrive au port, c’est l’enfer, car il faut payer des pots-de-vin à droite et à gauche! Je pense qu’il faut absolument que la population ait accès à l’éducation pour sortir de sa dépendance à l’aide internationale. Actuellement, le manque d’instruction rend une grande partie des Haïtiens manipulables par une certaine élite politique. Malheureusement, ce genre de situation ne se règle pas du jour au lendemain.

Photo : Marc Robitaille