
Un obus allemand explose près d’une tranchée française dans les environs de Reims.
— San Diego Air and Space Museum
«Le recours à de nouveaux moyens techniques comme la mitrailleuse, l’avion, le char d’assaut et les gaz asphyxiants, couplés aux canons de campagne, caractérisent une nouvelle manière de faire la guerre, explique Frédérick Bertrand. Dans les tranchées, bien loin de la guerre de mouvement classique, le simple soldat se sent démuni face à cette force destructrice qu’il reçoit de plein fouet, lui qui se meut à l’intérieur de fossés creusés dans le sol, près des lignes ennemies.»
Frédérick Bertrand vient de faire le dépôt de son mémoire de maîtrise en études littéraires. Son sujet de recherche porte sur les journaux de tranchées et sur trois œuvres publiées en 1916, 1919 et 1930. Ces ouvrages ont la particularité d’avoir été écrits par des soldats d’infanterie français qui ont vécu la terrible guerre des tranchées de 1914-1918 et qui, grâce à leur talent d’écrivain, livrent un témoignage exceptionnel de ce que peut être l’expérience de l’horreur.
«Ces trois romans sont majeurs, affirme l’étudiant au sujet du Feu, d’Henri Barbusse, des Croix de bois, de Roland Dorgelès, et de La Peur, de Gabriel Chevallier. Dans l’enfer qu’ils décrivent avec force détails et avec une précision chirurgicale, le soldat est en permanence confronté au danger, à la possibilité de sa propre mort et à l’absurdité du combat inégal qu’il doit livrer avec des machines de guerre modernes. Sous la pluie, dans le froid, avec la peur et la mort qui rôdent, les trois romans ont comme élément central le corps humain. Bien souvent, les cadavres restent sur le champ de bataille et ils feront partie du décor des affrontements suivants.»
Dans Le Feu, Henri Barbusse décrit un frère d’armes mort avec d’autres au combat et ramené à la tranchée. «Il apparaît tendu dans un effort énorme: il a l’air d’essayer de soulever le brouillard, cet effort profond déborde en grimace sur sa face bossuée par les pommettes et le front saillant, la pétrit hideusement, semble hérisser par places ses cheveux terreux et desséchés, fend sa mâchoire pour un spectre de cri, écarte toutes grandes ses paupières sur ses yeux ternes et troubles, ses yeux de silex; et ses mains sont contractées d’avoir griffé le vide. […] Un nuage de pestilence commence à se balancer sur les restes de ces créatures avec lesquelles on a si étroitement vécu, si longtemps souffert.»
Dans un passage des Croix de bois, Roland Dorgelès raconte une sortie de son unité dans un village détruit, dont la route est balayée par le tir d’une mitrailleuse ennemie. «“Tous dans le boyau!” cria un adjudant. Sans regarder, on y sauta. En touchant du pied ce fond mou, un dégoût surhumain me rejeta en arrière, épouvanté. C’était un entassement infâme, une exhumation monstrueuse de Bavarois cireux sur d’autres déjà noirs, dont les bouches tordues exhalaient une haleine pourrie; tout un amas de chairs déchiquetées. […] Le premier de notre file n’osait pas avancer sur ce charnier: on éprouvait comme une crainte religieuse à marcher sur ces cadavres, à écraser du pied ces figures d’hommes.»
Dans un extrait de La Peur, Gabriel Chevallier décrit la découverte d’un «royaume des morts». «Ce premier cadavre français précédait des centaines de cadavres français. La tranchée en était pleine. […] Tous avec leur bouche tordue, leurs prunelles dépolies et leur teint de noyés. Et des fragments de cadavres, des lambeaux de corps et de vêtements, des organes, des membres dépareillés, des viandes humaines rouges et violettes, pareilles à des viandes de boucherie gâtées […], des entrailles déroulées, comme des vers ignobles que nous écrasions en frémissant. Le corps de l’homme mort est un objet de dégoût insurmontable pour celui qui vit, et ce dégoût est bien la marque de l’anéantissement complet.»
Ces extraits illustrent de façon brutale l’abject auquel est confronté le soldat des tranchées. De ces romans, l’humanité ressort mutilée sous toutes les formes imaginables. La puissance d’évocation de la littérature se met ici au service de la vérité crue rapportée par des hommes qui ont vécu les tranchées dans leur chair. Elle permet au lecteur de ressentir le sentiment d’horreur du soldat. Dans des mots qui tentent de rendre l’indicible, le corps devient une chose, un objet, un déchet qui crée l’horreur.
Selon Frédérick Bertrand, les trois romanciers expriment aussi l’abject de façon moins réaliste, plus imagée. Comme Henri Barbusse lorsqu’il évoque «la plaine qui a des entrailles, et qui saigne et pourrit là-bas, à l’infini».
«Les textes, poursuit-il, associent tous l’homme à un animal: que ce soit dans les scènes de combat, où il devient une bête sauvage, ou dans les scènes de la vie quotidienne aux tranchées, dégradée, faite de privation, d’hygiène défaillante, où le soldat qui dort n’est plus qu’un animal dormant dans un trou.» Selon lui, l’horreur se sent et se vit dans les trois romans, et ce, même à 100 ans d’écart.
Sur le plan littéraire, le narrateur parle au «je», comme témoin et comme acteur. Il prend part aux événements, rapporte ce qu’il aperçoit sur les champs de bataille, au sein des tranchées. «Les trois écrivains empruntent fréquemment au genre journalistique du grand reportage, souligne Frédérick Bertrand. Ils usent aussi largement de métaphores pour décrire les combats, pour illustrer les scènes de bombardement ou encore pour parler de leur fascination et de leur terreur devant les moyens techniques de guerre mis en œuvre. En effet, la peur et l’horreur n’empêchent pas la fascination devant le spectacle du déchaînement du feu ou d’un combat aérien, ce qui donne lieu à des passages empreints de poésie au sein des romans.»
Les idées pacifistes traversent les trois œuvres, mais surtout de façon passive. «La représentation des horreurs agit comme un repoussoir sur le lecteur, qui n’a finalement aucune envie que de tels événements se reproduisent», explique l’étudiant. Il ajoute que les trois écrivains étudiés feront tous partie de divers groupes pacifistes après la guerre. Henri Barbusse recevra même le prix Goncourt pour son livre. «Ces romans, encore édités de nos jours, me paraissent toujours d’actualité, dit-il, en particulier dans un contexte mondial instable où la montée de l’expression d’un nationalisme extrême se fait de plus en plus présente dans le discours social.»
Depuis son enfance, Frédérick Bertrand reste troublé et fasciné par l’expérience extrême qu’est la guerre. «Mes parents, indique-t-il, m’ont inculqué des valeurs humanistes et pacifistes, mais ne m’ont jamais épargné le choc de la confrontation avec le réel, que ce soit aux actualités, dans le visionnement de documentaires ou dans mes choix de lecture. Tout intensifiait chez moi certaines questions: comment peut-on en arriver là, à accepter la guerre? À tuer un autre être humain? À accepter cette dégradation de l’humain pour des causes aussi variées qu’abstraites, triviales ou d’apparences simplistes? Et surtout comment vivre avec ces images, ces actes, ces sons de la guerre? Quelle estime de soi garder après une participation à des atrocités? Quelle prise de conscience possible? Quelle “rédemption” humaniste? Comment continuer à vivre?»
Frédérick Bertrand entreprendra sous peu des études doctorales à l’Université Laval, en cotutelle avec La Sorbonne. Son sujet de recherche sera l’imaginaire de la tranchée sur une centaine d’années.


Photo : Agence de presse Meurisse

Photo : Bibliothèque nationale de France