
Premier prix, Rachel St-onge-Champoux
— Mais madame, y'est pareil.
Jeune idiot, devant chez nous, avec une Chose en laisse.
— C'est pas lui.
— Ben, c'est un mâle, dogue argentin blanc, d'un mètre trente-sept de long. Je l'ai mesuré moi-même.
— C'est pas lui, je te dis.
— Y'a même une tache noire sur le museau, comme sur votre annonce…
Le Jeune a des yeux perdus. Y s'attendait probablement à ce que ce soit facile. Qu'y me ramène le chien pis que je sois contente pis que je l'invite à prendre une limonade pis que je pleure un peu pis que je lui donne la récompense pis que je lui envoie la main jusqu'à ce qu'y tourne le coin de la rue. On s'en fait, des scénarios, quand on a de l'espoir.
— Y répond même à son nom, madame. Marcel! Marcel!
La Chose lève la tête pis sort la langue. Une autre preuve que c'est pas Toi. Un voisin arrête le CD de The Police qu'y faisait jouer dans sa cour. Je me masse le cou. Le silence balance le Jeune d'une jambe à l'autre, inconfortable. La chaleur de juillet fait baver la Chose. Y faut que je conclus, sinon ça peut continuer longtemps.
— Ah. Ah, ben oui. Ok, pardon, oui. Ok, je le prends. Faque merci gros. Tiens, tes sous. Ok, merci là. Ok, bye.
Attrape la laisse pis la Chose, ferme la porte sur le Jeune qui est juste assez vieux pour catcher qu'y a de quoi de louche, éteins la lumière de l'entrée pis subis le crépuscule rose qui déboule par les fenêtres givrées. La Chose s'assoit, me regarde, jappe, joyeuse, innocente, inutile. Je défais sa laisse. Ça rebondit sa carcasse jusque dans la cuisine jaunie de soleil couchant. Ça fait du bruit quand ça trottine. Ça va probablement crever de faim après ma mort. Ça va faire pitié. Au moins, je serai pas là pour voir.
La Chose s'est couchée sur la céramique, devant la porte-patio, là où Toi avait l'habitude de le faire. On dirait vraiment le même chien. Sauf que Toi, y serait jamais revenu. Les affiches sur les poteaux, c'était pour me consoler moi. Pour lancer de quoi dans l'univers pis souhaiter que ça s'arrange. Mais si y'est parti, c'est pas rien que pour bouder. J'étais probablement rendue insupportable. Trop conne. Trop souriante quand y'était là. Trop fille de dix ans. On s'en fait, des scénarios, quand on aime.
Je noie mon cadavre d'espoir avec une gorgée d'Earl Grey. Touche mon cou qui me tiraille. Me rassois devant mon ordi. Dédaigne mes livres. Jung, Reeves, Pauli, Von Franz. Maudis ma page de présentation: «La pierre qui parle: réflexions sur les théories métaphysiques de la matière consciente». Soupire ma page vide. Ignore de vieilles boîtes qui prennent la poussière dans un coin du salon. Écoute le téléphone sonner pis la Chose japper après.
Je vais décrocher, ça va être Ada. A' va me demander si je veux sortir ce soir, parce que c'est la soirée X au bar gay du coin pis y'a du célibataire en ta' pis des drinks moitié prix, faque come on, oublie ton maudit chien, oublie ta Divorcée, oublie tout. Je vais lui dire que Toi est revenu même si c'est pas vrai. Je vais l'appeler Marcel, son nom de code, parce que Toi, c'est pas un nom pour un chien qu'Ada a' me dit chaque fois. Ada va réussir à pas sacrer au téléphone, à me redire qu'y faut que je sorte. C'est un animal, c'est… c'est malsain. Cette fois-ci, a' va même aller jusqu'à dire «T'es pas lesbienne, en plus?» Mais j'ai arrêté de vouloir lui expliquer ça fait longtemps. Je vais lui dire que je retourne travailler sur ma thèse, son tabarnak va finalement sortir pis a' va raccrocher en premier. La Chose couine quand je dépose le téléphone. Je lui donne de l'eau en la flattant un peu. C'est pas Toi, mais si ce soir je me peux pu, ça va faire l'affaire. Comme un one night contre la rage. Ou un dernier orgasme avant Hiroshima.
Mon deuxième divorce s'est officialisé au téléphone, pendant que j'étais en stage à Hawaii pour mon doctorat en physique. Entre l'océan, la lave séchée, les observatoires de Mauna Kea pis les étoiles. Je pleurais sur les moniteurs du télescope Gemini North. Arthur, le boss, trouvait pas de kleenex ou de choses intelligentes à dire. Y m'a donné une vieille brique d'un physicien oublié en riant d'inconfort. Moi aussi j'ai ri, j'étais émotive, j'étais mal à l'aise pis j'étais rendue toute seule à quarante-sept ans, en retour aux études. J'ai déchiré une page. Avant de me moucher, j'ai demi-lu «…la pensée peut alors être considérée comme une propriété de la matière.» Le papier m'a irrité le nez pis je l'ai jeté. C'est trois nuits plus tard, soûle sur une plage de Hilo, que j'ai repensé à la phrase. En fait, je l'ai hurlée au Pacifique pour arrêter de hoqueter des larmes de célibataire forcée. Je me suis alors mise à raconter à une Barmaid assez peu intéressée que ça avait ben du bon sens, cette idée-là. Qu'en fin de compte, jolie demoiselle, on est un alignement de quarks sans volonté qui se sont assez accouplés pour qu'on puisse penser comme on veut, tsé. Pis le «comme on veut» est important. On est fait avec les mêmes éléments de base que les roches pis les soleils pis les bouteilles de gin pis ce que tu veux, sauf que nous, on est «là». Je veux dire, nous, contrairement aux roches pis aux soleils pis bla-bla-bla, on peut prendre un muffin – tsé, un muffin aux bleuets, comme ma Divorcée faisait – parce que ça nous tente. Ça leur tente jamais, aux Soleils, de prendre un muffin. Pourtant, c'est ben plus gros que nous autres, ça devrait avoir une intelligence ou de quoi, tsé. Faque ‘est où la logique? La logique, ma sexy Hilolienne, c'est que – heille, tu m'écoutes! –, comme y'a des métaux qui ont comme propriété la phosphorescence, ou des gaz qui ont comme propriété la combustion, ben notre cerveau, y'a la propriété de vouloir. «[L]a pensée peut alors être considérée comme une propriété de la matière» que je lui ai répété, à la Barmaid, pendant que le doorman me sortait du bar. La pensée peut alors être considérée comme une fucking propriété de la matière, fille!
Je tape tout ça avec des mots savants pis moins alcoolisés, victorieuse contre la page blanche. La porte-patio est gelée au poste «Crépuscule»: ça doit faire deux heures que le ciel est fuchsia pis que l'horizon coupe le soleil en deux. Je pense à demain. À ma nièce que je vais emmener aux Chutes. Je pense pas à ma mort, je sais pas qu'a s'en vient. Douleur dans le cou. Ça va me faire du bien de la voir, Mina. A' me rappelle moi quand j'avais dix ans. Avec ses yeux curieux pis sa manie pour les robes bleues pis son rire réservé pis son amour des chiots pis des secrets. Mon Frère me parle pu beaucoup, mais y'accepte encore que je sorte Mina. Ça lui donne du temps pour fourrer sa maîtresse, je crois. Mon Frère me regarde moins en face depuis que j'ai de nouveaux «choix de vie» avec les femmes. Choix mon cul, mais j'ai arrêté de lui expliquer à lui aussi. Une chance que je lui ai rien dit pour Toi, j'aurais été bonne pour le bûcher. En plus, je sais pas trop ce qui le dérange: je l'ai ben déjà pogné en train de se crosser sur des vidéos de fisting gay. Faut croire qu'on veut pas tous l'assumer, ce qu'on a de singulier en-dedans.
La Chose m'appelle avec ses yeux niais, tannée que je m'occupe pas d'elle. Toi aurait jamais fait ça. Y serait sorti de la cuisine en silence. Avec ses muscles pis son poil ras. Avec son air dur de rock star des années quatre-vingt, comme Sting. Du coin de l'oeil, y m'aurait jaugée, pis y serait monté à l'étage m'attendre. J'aurais pas résisté ben longtemps. J'aurais enlevé ma robe bleue en montant les marches. Ça aurait fait moins de niaisage. Toi aimait pas ça le niaisage. Comme un vrai mâle.
Par hasard, un soir de juillet. Une semaine après Hawaii. Je l'ai trouvé étendu sur la céramique de la cuisine. Je crois qu'y est rentré par la porte-patio que j'avais laissé ouverte. Y'a pas jappé. Y'a pas bondi. Y s'est assis pis y m'a dévisagée. Moi, j'avais peur pis la poêle en fonte brandie. J'ai fini par me calmer, par approcher la main, par essayer de le flatter sur la tête. Y s'est tassé, j'ai stressé, j'ai réessayé de lui flatter le flanc, il s'est laissé faire. Y'est allé pisser sur les boîtes de ma Divorcée dans le salon. Je l'ai tout de suite trouvé plus sympathique. Quand je lui parlais, y'avait l'air de comprendre. Ses yeux avaient de quoi de pété, comme ceux d'un homme durci par la guerre. Ç'a pas pris de temps pour qu'y devienne le boss de la maison, me drillant à son horaire, à ses envies. Anyway, ça faisait ben mon affaire de laisser quelqu'un me contrôler. J'ai toujours été faible, mais avec Toi, c'était pas grave. Y'était fort pour deux. Pas par nécessité, mais plus par instinct. Pis je voudrais dire par vengeance, aussi, mais je sais pas pourquoi.
C'est sûr qu'à un moment donné, j'ai trouvé que ç'avait pas de bon sens. J'avais probablement un problème mental. C'était un chien, come on. J'ai fait fondre mon téléphone à force de conter mes inquiétudes à Ada. En essayant de pas trop juger – pis de me cruiser un peu –, ‘a me conseillait de sortir, de renouer avec d'autres partenaires sexuelles, de régler mon divorce une fois pour toute. J'ai essayé. Comme honteuse, j'ai recouché avec des femmes, j'ai laissé des messages haineux sur la boîte vocale de la Divorcée. Mais ça faisait juste assommer un instant de quoi qui se réveillait sans arrêt. Pis quand je revoyais Toi, je partais à pleurer, je m'excusais. À la fin, Ada m'a suggéré de me départir de lui. Mais c'était trop.
En rentrant chez nous ce soir-là, encore ébranlée par le conseil d'Ada, Toi était pas dans la cuisine, pas dans la cour, pas dans le sous-sol, pas dans ma bouteille de gin. À mesure que je calais des drinks, des appels intérieurs haussaient le ton, voulant savoir une fois pour toutes qui j'étais ou ce que j'étais ou pourquoi je l'étais ou pourquoi j'étais pas juste autre chose de plus simple. Je savais pas quoi répliquer. Mais, enfin, au fond du gin, j'avais trouvé la rage. Pis, pour ce soir-là, c'était ben en masse comme réponse. En masse pour vider mes armoires à vaisselle sur le plancher pis en masse aussi pour crever les boîtes que mon ostie de Divorcée avait oubliées pis en masse pour pisser sur le sofa pis en masse pour décrisser ma bibliothèque pis en masse pour grogner pis pour tomber à quatre pattes pis pour vomir tabarnak pis pour trouver là, là là, sur un bout de livre magané par le cadavre de ma bibliothèque, pour trouver là là, juste où je m'étais écrasée, juste là, même si ça aurait pu être n'importe où ailleurs dans le bordel, juste là, «…la pensée peut alors être considérée comme une propriété de la matière.»
Ça m'a calmée. Ça m'a dit chhhh, c'est matériel, tout ça. Si ta pensée vient de ta matière, c'est logique que ton instinct numéro un, ce soit d'interagir avec d'autres matières. Pis pourquoi est-ce que tu devrais faire de la chimie rien qu'avec une sorte de substance? Pourquoi juste les femmes; pourquoi pas les hommes aussi, ou les arbres, ou les roches, ou la mer. Ou les chiens. C'est pas toi qui décides, c'est ton corps, vu que c'est lui qui te donne ta conscience. Tu vois? Tout est physique, atomique, du rapport matière-à-matière. Chhhh.
Quand je me suis relevée, j'avais fait la paix ou de quoi du genre. Doucement, j'ai monté les marches. Toi était là, enfin, de dos, sur le lit, la face dans l'aube. J'ai fait tomber ma robe, pis j'ai commencé à être juste de la matière.
Mon cou m'empêche une fois pour toutes d'écrire ma thèse. Spasmes. Crampes. Sac magique. Micro-ondes. Le soleil, coincé indéfiniment dans la terre, s'en crisse de mes grimaces de douleur. Si je savais que c'était mon dernier crépuscule, j'aurais un moment de nostalgie, me lèverais, mettrais ma main contre la porte-patio, cacherais la brunante avec mon pouce, promènerais mes frissons d'angoisse entre mes doigts pis mon dos. En fait, si je savais, je ferais pas l'épaisse, j'irais pas aux Chutes demain. Ou au moins je me cramponnerais à la rambarde comme une bonne. Ou je resterais loin du bout de pont qui a l'air pourri pis qui a pas juste l'air en fait. Ou je me tiraillerais pas avec Mina aussi fort. Ou je chercherais à me raccrocher au pont au lieu de paniquer pis de tomber pis de me casser le cou contre une roche.
Crac.
Criss de mal qui passe pas. La Chose, compatissante, émerge sa tête en périscope entre mes genoux. ‘Est pareille. Pareille comme Toi. Avec ses muscles pis son poil ras. Avec son air de rock star des années quatre-vingt. Sauf que ses yeux sont intacts, lisses, plats, inutiles. Ça sert à quoi que tu sois identique, hein? Si la matière est la même, y faut que la pensée avec; ça doit ben être une règle, ça aussi! Tu veux prendre sa place? Tu veux m'avoir? Ben bats-toi pour moi, criss. Aux armes! T'aimes pas ça les coups de pieds? Défends-toi, tabarnak! Tank, canons, fusils! Je suis abandonnée, t'attends quoi pour me conquérir, toi? Arrête de reculer pis casse, osti de copie! Aux armes!
Je te reverrai pu, faux chien. Sans l'odeur de pisse dans le salon demain matin, tu m'aurais même pas traversé l'esprit avant que je parte chercher Mina.
L'adrénaline combat la douleur. Je pense pu que le crépuscule va s'en aller. Y'est jammé comme une piasse qui rentre pas dans le parcomètre pour rajouter des minutes. Le temps a arrêté d'être logique anyway. Je me refais un Earl Grey, je m'ouvre un nouveau document Word. Je pousse la porte-patio. Dehors, ça sent Hilo, le gin, le bois pourri qui a pas juste l'air. Quelqu'un fait chanter Synchronicity I à The Police proche de chez nous. Le vent déforme la toune, la rend lancinante. J'attends que le téléphone sonne, je sais pas pourquoi. Mais la sonnette d'en avant prend une initiative. Mon corps s'automatise: je gonfle mes espoirs, je m'assure qu'y reste de la limonade dans le fridge, je cours presque vers la porte, j'ouvre la lumière de l'entrée, dessine deux petites ombres dans la vitre givrée, lisse ma robe bleue, prends de l'argent sur la table. Avant d'ouvrir, y reste une chance que quelque chose se répare. La porte me déçoit d'un Jeune et d'une Chose. C'est là que ça me pogne, pas comme une idée, mais comme une crampe dans le cou que j'arrive pas à interpréter: demain, je vais mourir sans Toi.
Concours L'image des mots
Ce concours consiste à illustrer de manière originale et créative le texte gagnant du concours littéraire du Cercle d'écriture de l'Université Laval (CEULa), qui s'est terminé en janvier. Trois gagnants ont été sélectionnés par le jury en mars. Ces derniers ont remporté des prix de 400$, de 200$ et de 100$ et voient leur illustration publiée dans le journal Le Fil ainsi que dans la revue littéraire du CEULa, L'écrit primal. La remise des prix a eu lieu le 17 avril à la Galerie Lounge. Ce concours est organisé pour la 20e année consécutive par le Bureau de la vie étudiante, Le Fil et le CEULa.