Le 6 juillet 2013 au matin
Passé minuit et au lit, nous avons entendu des explosions. Nous avons cru qu’il s’agissait de la continuation de la fête d’été dans la ville de Lac-Mégantic. Je me suis levée pour constater qu’il n’y avait ni électricité ni eau.
Le samedi 6 juillet au matin, nous nous sommes fait réveiller par la sonnerie de mon cellulaire et de mon alerte courriel. L’électricité était revenue et nos familles voulaient nous joindre. Une tragédie avait eu lieu à Lac-Mégantic et nos proches s’inquiétaient. J’avais trois demandes de journalistes qui désiraient que je leur donne mon opinion sur la tragédie et ses suites en tant que spécialiste de la gestion des substances dangereuses, de la décontamination des sites et évaluation des impacts. Mais quelle tragédie? Le centre-ville de Lac-Mégantic n’existe plus, une quarantaine d’édifices ont disparu sous les flammes.
Le 6 juillet 2013 en après-midi
Samedi après-midi, je dois rencontrer des journalistes sur le site de presse à l’intérieur du périmètre de sécurité où on me laisse avancer. Je vois la désolation, l’anxiété, la douleur des gens qui marchent dans la rue, perdus.
Plusieurs pompiers tentent encore de maîtriser les flammes qui atteignent plusieurs mètres d’altitude; je peux apercevoir trois des quatre wagons en feu. Je réussis à parler avec un agent de la sécurité civile qui sait somme toute peu de choses en ce samedi après-midi: 73 wagons remplis de pétrole dont 9 sont à l’écart, 4, en feu… mais où sont donc les autres? « On les refroidit avec de l’eau. » Je demande quel type de produit contenaient les wagons. On me répond qu’il s’agit de pétrole brut ou de pétrole léger. La compagnie ferroviaire Montreal, Maine and Atlantic Railway n’est pas claire à ce sujet, et n’avait toujours pas confirmé l’information le lundi 8 juillet, alors que le feu était éteint.
Pourtant, les pompiers doivent savoir à quel type de produit ils ont affaire, puisque la rapidité et l’efficacité de leurs actions en dépendent: par exemple, s’il s’agit d’essences très légères et que l’on utilise des jets d’eau, cette eau peut se ramasser au fond du réservoir alors que le feu brûle à la surface. En raison de la chaleur, cette eau bout et s’évapore, faisant augmenter la pression de façon très rapide, ce qui peut causer des explosions. Le pétrole lourd, au contraire, brûle plus lentement, rendant des produits telles l’eau vaporisée, les poudres chimiques ou les mousses plus efficaces. Je me demande pour quelle raison la compagnie préfère garder le silence et ne dévoiler que très peu de détails techniques sur le contenu du convoi. La compagnie Ultramar a choisi d’agir tout autrement: elle a offert son expertise et même des équipements.
Comme les causes de l’accident ne sont pas encore connues, une enquête sera menée. On apprendra qu’à 23h30, le vendredi soir, dans le village de Nantes, soit à 10 km de Lac-Mégantic, un incendie s’est déclaré dans une des locomotives. Il s’agirait du même convoi: est-ce possible? Pourquoi alors ne pas avoir vérifié davantage le système de sécurité, les freins des wagons? Les règlements en vigueur permettent-ils que des wagons contenant de matières inflammables soient laissés sans surveillance pendant une longue période?
Le 7 juillet 2013
Dimanche matin, le périmètre de sécurité est élargi et 2000 personnes de plus sont évacuées en raison de la mauvaise qualité de l’air. En effet, dimanche matin, les flammes sont toujours présentes et la fumée est épaisse et noire. Finalement, dimanche après-midi, le feu est maîtrisé et toutes les personnes chargées de faire la lumière sur la tragédie peuvent se rendre sur les lieux pour constater les dégâts et commencer leur travail. C’est lundi seulement que l’on peut commencer à évaluer les impacts environnementaux, mais 36 heures se sont déjà écoulées depuis et une partie du pétrole a pénétré dans la rivière Chaudière, en route vers le Saint-Laurent. Il fallait respecter les priorités: les vies humaines d’abord, l’environnement ensuite.
Ce qui aurait pu être évité
Certains aspects de cette tragédie m’interpellent profondément. Je sais que l’industrie du transport de produits dangereux et des hydrocarbures est fortement réglementée. Dans le cas du transport de pétrole, il existe des politiques et de règlements précis en ce qui concerne la formation des opérateurs, la sécurité des wagons et des freins, celle des voies ferrées. De plus, des plans d’urgence déterminent les zones vulnérables d’un parcours. Est-ce que Lac-Mégantic était considéré comme un site vulnérable? Puisque ces plans d’urgence comprennent des scénarios indiquant des actions rapides à poser, est-ce que celui «déraillement, explosion, feu» avait été envisagé? Si on avait pu maîtriser plus rapidement l’incendie, les dégâts pour l’environnement auraient-ils été moindres? Bien certainement.
Il est connu que les volumes totaux et la capacité des wagons pour le transport de pétrole ont augmenté étant donné la demande accrue et la présence, au Nouveau-Brunswick, de la raffinerie Irving, la plus grande au Canada. En raison de cela et des accidents qui se sont produits aux États-Unis et dans l’Ouest canadien, il aurait été normal de prévoir la probabilité grandissante que surviennent des accidents. Est-ce que les investissements dans les infrastructures –rails, wagons, sécurité, formation des opérateurs– ont augmenté au rythme du volume transporté? Peut-on augmenter la capacité du volume transporté sans voir à ce que l’on accroisse la sécurité des voies ferrées, la formation du personnel, la qualité des programmes de sécurité, la mise à jour des exercices d’urgence?
Protéger et décontaminer
À ce drame humain s’ajoute le drame environnemental: les dégâts sont graves puisque la contamination de l’air, du sol et des eaux du lac Mégantic et de la rivière Chaudière et, éventuellement, du fleuve Saint-Laurent est importante. La priorité doit être la conservation et la protection des prises d’eau potable sur le site et toutes les municipalités en aval de Lac-Mégantic sur la rivière Chaudière. Il faut aussi confiner et collecter les matières déversées. On doit également surveiller la qualité des sols où les cendres se sont déposées. Il faut suivre à la trace les redoutables BTEX (benzène, toluène, éthylbenzène et xylène). Est-ce qu’il s’agit de sols agricoles? Si c’est le cas, nous devons surveiller de près ces produits. Les hydrocarbures légers continueront à se volatiliser dans l’air, mais d’autres produits seront absorbés par les algues, les particules et les sédiments présents dans l’eau, ce qui perturbe la chaîne alimentaire et cause une certaine bioaccumulation dans les tissus organiques des espèces aquatiques.
Quel avenir pour le pétrole?
Certains politiciens et lobbyistes utiliseront ce drame pour appuyer les projets de pipelines en démontrant que cela entraîne moins de risque de dégâts visibles que dans le cas du transport par train ou par camion. Ils feront également la démonstration qu’il est impossible de nous affranchir à court terme de notre dépendance au pétrole.
Il faut pourtant savoir que la plus grande partie du pétrole raffiné n’est pas consommée au Québec, mais exportée. Il ne s’agit donc pas ici d’un besoin énergétique, mais d’un choix économique. Des personnes haut placées choisissent –sans consulter ni sonder l’opinion publique– la filière du transport pétrolier comme levier économique du Québec plutôt que d’opter pour nos ressources naturelles, nos procédés industriels et nos inventions intellectuelles.
Comment font les sociétés qui n’ont pas nos ressources, notre pétrole? Comment font le Japon, l’Allemagne, le Singapour? Est-ce que l’on peut être de meilleurs observateurs et apprendre des expériences d’autrui? Pouvons-nous oser vouloir devenir une société moderne en paix et en harmonie avec nous-mêmes et notre environnement? Je crois sincèrement que le Québec a tout pour y parvenir et qu’il serait irrespectueux envers les victimes de la tragédie de Lac-Mégantic de ne pas faire les réflexions et les débats qui s’imposent.
Rosa Galvez
Professeure titulaire et directrice
Département génie civil et génie des eaux
Université Laval