
Inauguré en 2005, le Mémorial de l'Holocauste aux Juifs d'Europe assassinés couvre de ses quelque 2 700 stèles de béton un immense terrain situé à deux pas du parlement allemand. Le visiteur peut se perdre dans ce labyrinthe de dalles parfois très hautes.
— Nicole Beaulieu
«L’histoire allemande de 1933 à 1945 est choquante et irrationnelle. Et elle resurgit à l’occasion de crises diverses», explique Stephan Martens. Aujourd’hui recteur de l’Académie de la Guadeloupe, ce spécialiste de la civilisation allemande contemporaine a prononcé, le jeudi 1er novembre, un exposé au pavillon Charles-De Koninck sur la mémoire de la Seconde Guerre mondiale en Allemagne.
«Entre 1939 et 1945, rappelle-t-il, ce conflit déclenché par l’Allemagne a fait 50 millions de morts. Depuis ce temps, le peuple allemand ne cesse de se poser des questions sur son rapport à ce passé, lequel dépasse l’entendement.»
Après presque 70 ans de culpabilité, de réparation, de commémoration et de pédagogie sur la Shoah, cette extermination systématique de six millions de Juifs, la nation peut-elle espérer revenir à la normalité? «La mémoire doit permettre de prévenir, répond Stephan Martens. Il revient aux Allemands de donner l’exemple en maintenant cette mémoire vivante pour qu’Auschwitz ou Stalingrad ne puissent plus jamais se reproduire. En ce sens, l’Allemagne continue de se positionner comme un État qui assume la responsabilité des crimes commis sous le nazisme.»
Action pour l’expiation et la paix, une association œcuménique fondée en 1958, est un exemple d’action mémorielle efficace. «Chaque année, souligne Stephan Martens, plus d’une centaine de jeunes Allemands s’engagent pour un service volontaire de 12 à 18 mois. Ils travaillent à l’étranger au nom d’une conduite morale et pour la prise de conscience de l’histoire contre l’oubli, auprès, notamment, des survivants de la Shoah.»
Berlin, pour sa part, est devenue «le laboratoire actif d’une mémoire tragique et multiple». Mentionnons l’inauguration, en 2012, du mémorial au million de victimes roms et tziganes durant la guerre. Un autre exemple visant à maintenir vivante la mémoire est le Mémorial de l’Holocauste aux Juifs d’Europe assassinés. Avec ses quelque 2 700 stèles de béton, il a été inauguré en 2005. Autre exemple récent: à travers le pays, des milliers de carrés de laiton de 10 cm sur 10 cm ont été encastrés dans les trottoirs de plusieurs dizaines de villes. Ces Stolpersteine, ou «pierres qui font trébucher», indiquent le nom d’une victime du nazisme, la date de son arrestation et son destin.
Cette instrumentalisation du souvenir ne plaît pas à tous. En 1998, l’écrivain Martin Walser dénonçait la «routinisation» de la mémoire d’Auschwitz. «Walser, explique Stephan Martens, plaide pour la liberté individuelle du souvenir et de la conscience, le droit à ne pas se faire dicter les modalités de la mémoire.»
Ignatz Bubis, qui était alors président du Conseil central des Juifs d’Allemagne, a reproché à Walser d’être favorable à une culture du refoulement et de l’oubli. «Bubis, dit-il, rappelle que les Allemands ne peuvent pas détourner leur regard de tel ou tel épisode de leur histoire. Tout Allemand, né avant comme après la guerre, est le dépositaire d’un héritage où coexistent Goethe et Auschwitz.»
Il faut se garder toutefois de transformer cette période dramatique du passé en produit commercial. En 2005, un hôtel cinq étoiles a été inauguré sur la montagne Obersalzberg, au cœur de ce qui fut le lieu de résidence secondaire du pouvoir nazi. «Les investisseurs du tourisme privilégient la beauté du site face aux séquelles de l’histoire. Si le sujet n’était pas aussi grave, on pourrait parler de hitlermania», s’inquiète Stephan Martens. Ce point de vue est corroboré notamment par Hans-Jürgen Syberberg, le réalisateur de Hitler. Un film d’Allemagne, pour qui le Führer, depuis quelques années, est devenu une valeur qui fait vendre.
Le devoir de mémoire des Allemands fait une place particulière aux citoyens allemands qui se sont opposés à la dictature nazie au prix de leur vie. Quelque 700 000 militaires, religieux, militants de gauche et étudiants, sur le million de personnes arrêtées entre 1933 et 1939 par la Gestapo, sont morts pendus ou décapités dans les camps de concentration.
Mais combien d’autres ont fermé les yeux? «Jusqu’à la fin de la guerre, affirme Stephan Martens, la grande partie de la population allemande resta prisonnière d’une certaine folie autodestructrice et d’une névrose collective. Beaucoup savaient et ne voulaient pas voir.» Rappelons qu’entre 1939 et 1945, 19 millions de soldats allemands ont été mobilisés. «Chaque famille allemande peut donc se sentir concernée par la question des crimes de la Wehrmacht.»
Humiliée et traumatisée, matériellement détruite, l’Allemagne, au sortir de la guerre, se lance dans une vaste opération de reconstruction, refoulant le passé récent dans le silence. Durant les années 1960 et 1970, des fils et des filles se révoltent en découvrant le passé nazi de leur père. Selon Stephan Martens, plusieurs ne le supportent pas et se suicident. «D’autres, rejetant la patrie, donnent souvent dans un gauchisme exacerbé, souligne-t-il. Le glissement vers le terrorisme culminera, en 1977, avec l’enlèvement suivi de l’assassinat, par l’organisation d’extrême gauche Fraction armée rouge, du représentant du patronat allemand, Hanns-Martin Schleyer.»
Depuis les années 1990, les débats surgissent. Ainsi, on constate un intérêt croissant en Allemagne pour le phénomène de «victimisation» du peuple allemand. «Il était tabou, jusqu’aux années 1990, de parler des Allemands comme victimes», soutient Stephan Martens. Cet éclairage nouveau de l’histoire porte notamment sur les bombardements anglo-américains à outrance des villes allemandes, vers la fin de la guerre, dans le but de saper le moral des populations. Uniquement à Dresde, les raids alliés ont fait 35 000 morts. Autre exemple de «victimisation»: l’expulsion par la force, après la guerre, de 13 millions d’Allemands de territoires perdus situés à l’Est.