Depuis que l’équipe de la Vie Littéraire a entrepris cette démarche unique dans la francophonie, elle se pose toujours la même question. «Comment une littérature advient?», se demande Denis St Jacques qui codirige cet outil de référence avec Lucie Robert. Dans le cas de la nôtre, ce serait «une littérature qui se définit à partir d’un modèle étranger, comme le modèle français, mais aussi en fonction du poids de l’idéologie catholique.» L’objet d’étude des chercheurs, dont fait partie Chantal Savoie, professeure au Département des littératures, ne se limite pas au seul genre littéraire tel que nous le connaissons aujourd’hui. Chroniques, narrations, discours d’opinion, tout dans l’actualité de l’époque appartient à la littérature. D’autant plus que certaines œuvres très connues de l’époque comme Aurore, l’enfant martyre ne sont pas écrites dans des textes formels avant les années cinquante. Il s’agit en fait de théâtre populaire, repris par plusieurs troupes qui improvisent autour d’un fait-divers ou qui utilisent des manuscrits.
Une vaste production
Les chercheurs ont recensé la production littéraire de 150 écrivains représentatifs de leur époque dans ce sixième tome. Des auteurs qui ont écrit au moins quatre livres, et dont la moitié d’entre eux ont fréquenté l’université - une proportion qui ressemble à celle des écrivains français du temps. Par contre, on constate que la circulation des livres et la mise en place de bibliothèques publiques restent difficiles en raison des craintes du clergé face à la littérature. L’époque qui suit la première guerre mondiale voit de nouvelles voix émerger, qui jusque-là avaient bien du mal à s’imposer dans la vie intellectuelle. À la fin des années 30, les femmes occupent une place importante, et beaucoup raflent des prix, notamment en poésie lyrique, souligne Denis St Jacques en citant notamment les créations de Josette Bernier, Simone Routier et d’Alice Lemieux.
D’autres auteures font leur nom en poésie régionaliste comme Blanche Lamontagne, une des plus prolifiques poètes du terroir. Avec La veille maison (1920), elle prône la fidélité au passé et présente une vision bien idéalisée de la vie rurale. Un regard bien différent de celui que pose sur la campagne Claude-Henri Grignon en 1933 avec Un homme et son pêché, qui dresse un tableau sans complaisance d’un drame à la campagne. Le poète Alfred DesRochers rompt lui aussi avec une poésie régionaliste traditionnelle en choisissant de montrer l’angoisse et l’impuissance des paysans face aux lois implacables de la nature. Le recueil À l’ombre de l’Orford, publié en 1929, fait grand bruit et vaut d’ailleurs à son auteur le prix David en 1932.
Cette montée en puissance d’une façon de voir la campagne sans les lunettes roses des propagandistes que sont Camille Roy et Lionel Groulx traduit bien les tensions au sein des nationalistes de l’époque. Avec sa revue l’Action française, tirée à 5 000 exemplaires, un chiffre très important à cette époque, Lionel Groulx, essayiste, historien, éditeur, cherche à créer une littérature proprement canadienne-française, catholique et nationaliste. Du coup, il condamne les auteurs désireux d’exprimer une voix plus personnelle, comme Dantin, tout en flirtant avec des groupes canadiens fascisants. La fracture entre les chantres de la politique et ceux de la littérature, bien amorcée entre les deux guerres, ne fera donc que s’accentuer dans la prochaine période qui s’annonce, celle des années précédant la seconde guerre mondiale. La suite dans le prochain tome de la Vie littéraire au Québec…..