D’emblée, André Turmel énumère les raisons qui ont d’abord poussé les médecins, les responsables de l’hygiène, les autorités sanitaires, puis les éducateurs et les psychologues à se pencher sur les enfants dès le 19e siècle. Il faut se rappeler qu’à cette époque, les taux de mortalité infantile étaient très élevés. Un enfant sur quatre mourait à Montréal en 1900, un ratio que les villes européennes avaient connu un peu plus tôt. Avec l’émergence des études sur la population qui dressent un portrait, à grande échelle, des maladies, par exemple, les statisticiens constatent que les enfants ne souffrent pas des mêmes maux physiques que les adultes. Ils remarquent aussi que le travail ne leur apporte pas forcément la santé. «Des études ont montré que les enfants travaillant en usine dans des conditions sanitaires épouvantables avaient une croissance moindre, en taille et en poids, que les enfants d’esclaves aux États-Unis dont l’alimentation restait pourtant déficiente», indique André Turmel.
Vive l’hygiène!
Ces données statistiques objectives fournissent de sérieux arguments aux progressistes américains et britanniques qui s’opposent au travail des enfants. L’Angleterre interdit dès 1833 d’employer des enfants de moins de dix ans dans les mines, et plusieurs pays comme le Danemark ou la France votent des lois qui rendent l’école obligatoire au cours du 19e siècle. Au Québec, il faudra attendre 1943 pour qu’une telle législation voie le jour. Dans son livre, André Turmel raconte comment le discours sur l’hygiène prend une grande importance tout au long du 19e siècle. Il faut combattre les maladies infantiles et mettre l’accent sur des pratiques saines en alimentation. Ce qui a pour effet, parfois, de mettre l'accent sur les soins physiques au détriment des relations affectives. Ainsi, le sociologue met en lumière la fermeté et la rigidité des horaires de repas et de sommeil que préconise un pédiatre comme Holt dont le manuel, publié à la fin du 19e siècle, sera édité pas moins de 28 fois. Le docte médecin recommande aux mères de ne jamais donner ce qu’il réclame à un enfant qui pleure et de ne pas jouer avec un bébé de moins de six mois, car cela pourrait le rendre irritable et perturber son sommeil.
Peu à peu, cependant, cette vision d’un petit enfant réduit à l’état de tube digestif se transforme, d'abord sous l’action des philosophes, puis des scientifiques et enfin des psychologues qui s’intéressent au développement de l’enfant. Charles Darwin, par exemple, tient un journal quotidien de l’évolution de son fils Erasmus, né en 1841, quelque temps après son retour des îles Galapagos. Des psychologues comme Binet ou Piaget en viennent à comprendre que la maturité de l’enfant se fait progressivement et que chacune des étapes est indispensable à son évolution. «À mon avis, on assiste à cette époque à un développement cognitif collectif, remarque André Turmel, et ce concept reçoit un accueil extraordinaire. La pensée du développement s’étend partout en Occident, tant dans les facultés de sciences infirmières que dans celles des sciences de l’éducation et même dans certaines écoles d’architecture.» Ainsi, les travaux du Français Binet, qui met au point une mesure du développement de l’intelligence chez les jeunes enfants, devenue ensuite le QI, trouvent un écho chez un universitaire californien qui adapte cet outil.
Dans certains coins du monde, la théorie du développement selon Piaget mettra du temps à éclipser les théories rigides des pédiatres et des responsables d’hygiène publique. Au Québec, par exemple, il faudra que Thérèse Gouin-Décarie, une étudiante du psychologue suisse, prononce sa célèbre conférence «Absence d’amour et présence des microbes» à la fin des années 1940 pour qu’on prenne conscience de l’importance des relations familiales pour l’enfant. «Le Québec entretient un rapport paradoxal avec l’enfance encore aujourd’hui», fait remarquer André Turmel en soulignant que cette province a conservé un fort taux de fécondité bien plus tard qu’ailleurs en Occident. Et pourtant, on y fait désormais moins d’enfants qu’en France ou qu’aux États-Unis. Le sociologue entend donc traiter du rapport à l’enfance au Québec dans un autre livre sur lequel il commence déjà à réfléchir.