Le noeud du problème se résume ainsi. La probabilité qu’un couple reparte avec un poupon dans les bras au terme d’une intervention de reproduction assistée est deux fois plus élevée lorsque les médecins transfèrent deux embryons (taux de succès de 40 %) plutôt qu’un seul dans l’utérus de la patiente. Par contre, la probabilité de prématurité, de petit poids à la naissance et de mortalité est cinq fois plus grande lorsque deux embryons sont transférés, en raison du risque rattaché aux grossesses gémellaires.
Obstétricien-gynécologue à l’Université de Sherbrooke, Jean-Marie Moutquin estime qu’un embryon c’est bien, mais que deux embryons, c’est très bien aussi. «Le but d’un traitement contre l’infertilité est que les couples repartent avec des enfants en santé, mais pas nécessairement un seul enfant.» La gémellité, poursuit-il, n’est pas une maladie en soi et les couples infertiles profitent d’un suivi médical exceptionnel. «Pour les patientes qui sont dans la trentaine avancée, une grossesse gémellaire représente souvent leur seule chance d’avoir plus qu’un enfant. La majorité souhaite même une grossesse gémellaire. Il faut respecter leur libre choix.»
Rapport coûts - bénéfices
Pour l’étudiante-chercheuse de la Faculté de droit Carolina Cardenas, le transfert de deux embryons offre le meilleur rapport entre les bénéfices et les coûts de la reproduction assistée. «Il faut qu’il y ait un consentement éclairé de la patiente parce que le taux de succès de l’intervention est nettement plus faible lorsqu’un seul embryon est transféré. Advenant un échec, il y a des coûts financiers et psychologiques importants pour une femme qui doit se soumettre à un nouveau cycle d’intervention. C’est pourquoi il faut respecter l’autonomie de la patiente ainsi que son droit de jouir du meilleur état de santé physique et psychologue possible.»
Raymond Lambert, professeur retraité de la Faculté de médecine, estime «qu’un embryon c’est bien dans la majorité des cas, et que deux embryons c’est trop dans la majorité des cas». Depuis quelques années, il mène une croisade contre le transfert multiple d’embryons, une procédure médicale qui, juge-t-il, en vertu des principes énoncés dans le Code de Nuremberg et dans la déclaration d'Helsinki sur la protection des sujets humains, n'aurait jamais dû atteindre le premier stade des essais cliniques et, à plus fortes raisons, devenir une pratique médicale largement acceptée. Membre de l’équipe responsable de la naissance du premier bébé éprouvette québécois en 1985, il rappelle qu’il est contraire à l'éthique de causer du tort lorsque des alternatives de traitement plus sécuritaires existent. «La santé de l’enfant à naître doit avoir préséance sur les considérations de nature économique et statistique, et même sur le désir d’enfant des couples infertiles. Ce n’est pas du paternalisme médical, même si ça remet en question l’autonomie des personnes infertiles. C’est une position de responsabilité.»
Un autre modèle suédois
Le cas de la Suède indique qu’il est possible de réduire les risques de morbidité et de mortalité des enfants issus de la reproduction assistée, tout en maintenant de bons taux de succès, en sélectionnant mieux les patientes et les embryons transférés, signale Marie-Claude Léveillé, de l’Université d’Ottawa. Elle-même associée à une clinique de fertilité d’Ottawa, elle constate que le transfert multiple d’embryons est encore une pratique courante dans les cliniques canadiennes, ce qui leur permet de faire miroiter des taux de succès élevés aux éventuels clients. «La revue de littérature que j’ai faite en préparation du débat m’a convaincue que le transfert d’un seul embryon est préférable dans la majorité des cas», admet-elle.
La sélection des patientes donne peut-être de meilleurs pronostics en bout de ligne, mais que dit-on à tous les couples qui ne répondent pas aux critères, demande le professeur Moutquin. «Les femmes qui consultent veulent des enfants. Une étude a même montré qu’une forte proportion de patientes infertiles préfèrent avoir des jumeaux et même un enfant handicapé plutôt que pas d’enfant du tout. Le médecin doit les conseiller, mais il ne doit pas prendre la décision à leur place.»
Professeur de pédiatrie à la Faculté de médecine, Bruno Piedboeuf est en première ligne pour constater les répercussions du transfert multiple d’embryons sur la santé des enfants. «Le consentement peut-il être vraiment éclairé lorsqu’on est devant des personnes qui manifestent un désir irrationnel d’enfant, demande-t-il. Les médecins ont le devoir de faire valoir leur point de vue.» Malheureusement, sur le terrain, la profession médicale est loin de parler d’une seule voix. Le médecin qui s’interpose entre un couple éprouvé par la malédiction de l’infertilité et son désir d’enfant a-t-il la moindre chance devant un autre médecin qui dit à ce couple ce qu'il souhaite entendre plus que tout au monde?