
Pôle Nord, 2 août 2007. Un mini sous-marin utilisé pour la plongée en grandes profondeurs est descendu du navire de recherche russe Academik Fyodorov. Envoyé dans l'Arctique pour une mission scientifique, le navire de recherche a surtout mené des opérations visant à affirmer la présence politique et économique de la Russie dans cette partie du monde.
Premier constat, les transits entre l’est et l’ouest de l’Arctique concernent pour l’instant peu de navires internationaux, l’augmentation de la circulation maritime dans ce secteur vient plutôt d’une desserte accrue des communautés arctiques vivant notamment autour de la baie d’Hudson. En utilisant des bases de données sur le trafic maritime dans ce secteur, Emmanuel Guy, titulaire de la Chaire en transport maritime à l’Université du Québec à Rimouski, a noté que plus de navires empruntent les routes vers l’Arctique, mais il s’agit surtout de navires-citernes, et chimiques, ainsi que des pétroliers. Les porte-conteneurs livrant des marchandises selon la méthode juste-à-temps ne se bousculent pas encore dans la zone. Cet état de la situation concorde bien avec l’enquête menée par Frédéric Lasserre et ses étudiants auprès de quelque 120 compagnies maritimes installées en Asie, en Amérique du Nord ou en Europe. Alors qu’on évoque très fréquemment dans les médias le temps que fera gagner la fonte des glaces dans le fameux Passage du Nord-Ouest sur les trajets maritimes, le chercheur a voulu vérifier le réel intérêt des armateurs.
«D’après nos premières données, il semble que les compagnies maritimes considèrent cette route comme risquée, constate le géographe. Les porte-conteneurs doivent respecter des délais de livraison très précis, au jour près, et les compagnies maritimes craignent des retards en empruntant le Passage du Nord-Ouest.» Les experts ont beau prévoir la fonte de la banquise dans peu de temps, reste que les bateaux qui circulent au nord du Nord doivent composer avec de nombreuses glaces dérivantes, ce qui les oblige à réduire leur vitesse. «Le fait d’emprunter une route différente l’hiver et l’été, à savoir Suez, le canal de Panama ou l’Arctique, oblige par ailleurs les armateurs à ajuster leurs horaires deux fois par an, ce qui occasionne d’énormes coûts», ajoute Frédéric Lasserre. Autres frais supplémentaires, l’obligation de disposer de navires en parfaite condition, si possible avec des coques renforcées pour naviguer en sécurité dans cette région.
Sus aux ressources naturelles
Pour toutes ces raisons, le chercheur ne croit pas que des milliers de navires commerciaux vont emprunter demain matin la route du Nord pour économiser quelques milliers de kilomètres. Par contre, l’ouverture de mines et de gisement d’hydrocarbures dans cette région du monde va sans doute entraîner une augmentation de la circulation des bateaux chargés de ramener ces ressources vers le Sud. Des projets de mines sont sur le point de démarrer, comme celle de Mary River sur l’île de Baffin au Nunavut, un gisement de fer, ou encore pour exploiter le diamant, sans parler du gaz naturel ou du pétrole. Cet intérêt pour des ressources enfouies depuis des milliers d’années dans un sous-sol jusque-là peu accessible ne pose pas que des questions techniques ou de circulation maritime. Il touche également à la diplomatie. Si les mines du Nunavut font partie sans conteste du Canada, il en va par contre tout autrement du plancher océanique de l’Arctique et du Pôle Nord, lequel est lorgné notamment par le Danemark, la Russie et le Canada.
Difficile en effet, a fait valoir Kristin Barbenstein, professeure de droit de l’environnement à l’Université Laval, d’établir hors de tout doute où commence et où finit un pays. En août 2007, les Russes accomplissaient un geste d’éclat en allant planter un drapeau en titane par 4 261 mètres de fond le long de la dorsale de Lomonosov. But de l’opération: prouver que cette chaîne de montagnes sous-marines appartient à la Russie, et que ses éventuelles réserves de gaz et de pétrole lui reviennent. La chercheuse en droit remarque que l’exploit technologique russe ne suffit pourtant pas pour asseoir sa suprématie. La Convention du droit de la mer, signée en 1992 par les pays riverains du Pôle Nord à l’exception des États-Unis, fixe des règles précises établissant les limites d’un plateau continental.
Pour revendiquer, par exemple, une appartenance au-delà de la limite des 200 miles nautiques, il faut prouver que la composition géologique des fonds marins est identique à celle de ses terres émergées. Une démonstration difficile à accomplir lorsque les roches reposent à plusieurs milliers de mètres de profondeur. Toutes ces données sont examinées par une commission scientifique qui se garde bien de trancher, laissant le soin aux États de s’entendre entre eux. En résumé, la querelle à propos de la nationalité du Pôle Nord ne se réglera pas demain matin, d’autant plus que le Canada dispose encore de cinq ans avant de déposer ses documents devant la Commission scientifique. Toute l’agitation à propos de la souveraineté de l’Arctique et de la nécessité de surveiller cette région avec des moyens accrus serait un peu vaine, à en croire Stéphane Roussel, professeur en science politique à l’UQAM. En discutant de ces questions avec des responsables de différents ministères à la suite des déclarations enflammées à ce sujet de Stephen Harper dans la foulée de l’épisode du sous-marin russe, le politologue a pu constater que les fonctionnaires traitent l’affaire avec philosophie. «Ils nous ont expliqué que, depuis vingt ans, les gouvernements annoncent des projets pour renforcer la présence militaire dans le Nord, mais qu’il s’agissait aussi des premières choses coupées», souligne Stéphane Roussel.