Les grands sourires affichés ce soir-là, les cris d’enthousiasme, les chants, les exclamations de joie, autant d’images qui caractérisent le 15 novembre 1976 pour une grande partie des Québécois nostalgiques de ce temps où tous les rêves semblaient permis. Pourtant, les quelques membres de la communauté que le Fil a rencontrés pour évoquer ce tremblement de terre politique en retiennent surtout l’énorme travail de préparation, la minutie du plan de bataille pour arracher la victoire au Parti Libéral, et le poids de l’énorme responsabilité découlant du résultat du scrutin. «C’était une soirée grave, presque studieuse, se souvient Martine Tremblay, diplômée en histoire, conseillère de Pierre Marois, au Ministère du développement social dès 1976, puis de René Lévesque à partir de 1978. Nous n’avions pas les moyens d’être euphoriques. Jusque-là, nous étions une bande d’amis qui faisaient de la politique ensemble, sans formalisme. Le soir de l’élection, on a compris que c’était la fin de l’insouciance et de l’innocence.»
Jean-Claude Moisan, professeur retraité du Département des littératures, raconte pour sa part sa joie bien sûr ce soir-là, mais aussi sa grande fatigue après les longs mois passés à motiver les troupes aux quatre coins du comté de Louis-Hébert. Organisateur électoral, il devait diriger les militants, mener la campagne de financement, et surtout favoriser l’élection de Claude Morin, un des candidats vedettes du Parti Québécois. «On savait qu’on s’acheminait vers une victoire dans le comté qui abritait beaucoup de profs et d’étudiants, raconte-t-il. En plus, grâce à la grève des professeurs à l’Université Laval de septembre à novembre, on a pu recruter beaucoup de bénévoles désireux de s’impliquer dans le porte-à-porte. Les débats étaient très bien préparés, chacun savait les tâches qu’il devait accomplir, tous les militants étaient prêts comme de vrais soldats lorsque les élections ont été déclenchées.»
Une machine bien huilée
La bataille électorale qui s’amorce à l’automne 1976 n’a rien d’un exercice improvisé du côté de l’opposition péquiste. Le sondeur Michel Lemieux, un des premiers permanents du Parti Québécois au début des années 1970, se souvient de cette campagne comme de la plus belle de sa carrière. «Michel Carpentier, le responsable de l’organisation du PQ, était à son sommet alors. Tout se déroulait selon notre plan de match de six semaines, et Bourassa ne faisait que répondre à nos coups, relate ce diplômé en sociologie. La corruption du gouvernement, le coût des Olympiques, les primes d’assurance automobile, on jouait nos cartes au moment requis, c’était un pur plaisir intellectuel!» Euphorique, Michel Lemieux en vient même à douter de ses propres sondages deux à trois jours avant le scrutin. En effet, les chiffres laissent à penser que le Parti Québécois pourrait l’emporter le 15 novembre dans un nombre majoritaire de circonscriptions, ce que personne jusque-là n’avait osé espérer. Même René Lévesque ne peut y croire lorsque le sondeur le met au courant entre deux rencontres. Il pense alors que le gouvernement sera minoritaire.
«Pas grand monde n’avait prévu la victoire, confirme Jean Garon, ministre de l’Agriculture dans le premier gouvernement Lévesque. Je suis resté à l’entrée de la salle du moulin qui nous accueillait à Lévis, le soir du 15 novembre, tellement les gens étaient nombreux. Il y avait un très bon esprit, on sentait vraiment le mouvement pour l’indépendance du pays.» Militant indépendantiste de la première heure puisqu’il a formé les sections du RIN à Lévis dès 1962, ce professeur de la Faculté de droit de l’Université Laval connaît alors le Québec rural comme le fond de sa poche. Il a parcouru l’Abitibi, la Gaspésie, la Côte-Nord, organisé des assemblées de cuisine, de garage, de sous-sol pour répandre la bonne parole indépendantiste. Rien d’étonnant dans ces conditions que le nouveau premier ministre le convoque et lui confie le portefeuille de l’agriculture. Sa mission: faire le ménage parmi les très nombreuses lois qui encombrent ce ministère.
Deux ans plus tard, Jean Garon faire voter la loi du zonage agricole, une législation majeure pour protéger les terres de l’appétit des promoteurs immobiliers. Bien d’autres textes législatifs suivront et Jean Garon ne reprendra pas le chemin des amphithéâtres du pavillon De Koninck. Ce qui ne veut pas dire qu’il se coupe de l’institution puisque des liens se créent avec la Faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation. D’autres facultés, comme celle des Sciences sociales, se rapprochent également de l’appareil étatique. «Il arrivait fréquemment que le gouvernement fasse appel à l’expertise des professeurs de l’Université Laval», témoigne Michel Lemieux. Le sondeur se souvient notamment de la contribution majeure de Fernand Dumont à l’élaboration de la Politique culturelle et de la Loi 101, mais aussi de l’apport des anthropologues et des juristes aux réformes modifiant les relations avec les autochtones de la Baie-James. Sans oublier l’arrivée de nouveaux économistes comme Pierre Fortin, alors professeur à l’Université Laval et devenu conseiller de René Lévesque sur la question de la création d’emplois. Loin des feux de la rampe, ces acteurs universitaires ont donc joué un rôle majeur dans un gouvernement qui, lors de son premier mandat, a donné une impulsion majeure au Québec en mouvement de cette époque.