L’homme, l’historien de l’art et le penseur de l’Université Laval nous a quitté le dimanche 26 août 2007 en fin de journée, suite à un constat médical fatidique annoncé il y a maintenant un an. On peut dire, dans les circonstances, qu’il connaissait le moment de sa sortie finale et qu’il l’a préparée avec le soin méthodique qu’on lui connaissait. Né au Missouri (États-Unis) dans une famille de musiciens, il a toujours baigné dans l’art avant, finalement, de bifurquer plus directement vers l’histoire de l’art (lire visuel) qui le comblait d’aise. David était tenace, endurant et, pour en témoigner, il aimait raconter comment il avait su prolonger la vie de ses chaussures alors qu’il était un pauvre étudiant dans la Ville lumière en y insérant une semelle intérieure de carton quand l’autre de cuir était percée. Cette ténacité, il l’a manifestée jusqu’à la fin, jusqu’à sa fin pourrait-on dire, en ordonnant ses papiers, ses dossiers, ses livres, les nombreuses thèses qu’il a dirigées, les articles aussi qu’il avait multipliés au cours d’une carrière sans répit. Connu pour son courage en toutes circonstances, il n’a pas failli d’un iota à sa bonne réputation jusqu’à sa complète quittance devant la vie qui l’avait doté de plusieurs talents. Je n’en indiquerai que trois.
D’abord, celui de savoir écrire superbement dans sa langue d’adoption, car il s’est commis par de nombreux ouvrages importants, notamment son très fameux Dictionnaire des artistes de langue française en Amérique du Nord (PUL, 1992) qui restera une somme indispensable pour tout chercheur sérieux. Par sa plume vivante et élégante, il laissera des œuvres qui nous ont fait connaître des artistes avant lui peu connus (Horatio Walker, Marcel Baril, André Biéler, Edmond-Joseph Massicotte) et surtout qui proposent des regards singuliers sur des parcours de peintres qui l’ont été tout autant. David était attentif à des détails que personne ne voyait. C’est peut-être l’acuité de son oreille de musicien qui le rendait aussi perspicace. Il aimait s’aventurer dans les profondeurs psychiques de ceux qu’il étudiait et sa lunette de sage averti l’amenait à considérer avec finesse les méandres des âmes esseulées. Il savait le faire avec tact comme si ces souffrances qu’il savait déceler ne lui étaient pas complètement étrangères. Sa plume trempait dans une encre lucide qui apportait sa part de lumière aux coins d’ombre parfois inavouables de quelques-uns. Nous lui devrons d’avoir franchi des limites difficilement atteignables et ce sera somme toute son plus grand héritage.
L’autre qualité qui vient définir cette personnalité attachante malgré ses attitudes parfois distantes vis-à-vis de ses contemporains, c’est sa capacité de faire équipe et de mener à bien ses engagements envers ceux auprès de qui il s’était engagé. À vrai dire, il était quelqu’un qui savait se rallier à un projet, souvent vécu comme une cause, parce qu’il partageait le défi intellectuel qu’il comportait. C’est plutôt dans cette perspective d’idées que David trouvait sa motivation et qu’il adhérait solidement au socle intellectuel qui le fondait. Nous l’avons vu se cabrer avec force et intelligence dans un projet extrêmement difficile où le moindre relâchement aurait été fatal à l’équipe, mais aussi au projet d’envergure qu’elle menait. La force tranquille de David Karel a été, en ce sens, indispensable à la réalisation d’un ouvrage en particulier, Marcel Baril, figure énigmatique de l’art québécois (PUL, 2002), auquel il aura apporté non seulement un éclairage utile mais aussi une inspiration transcendante. Lorsqu’il s’engageait c’était pour aller jusqu’au bout, solidaire de ceux et celles qui étaient liés à l’aventure, quelle qu’elle soit. Il était quelqu’un sur qui on pouvait compter. Son sens de l’ouvrage bien fait l’accrochait jusqu’à son terme, au terme en fait de sa propre satisfaction. Pour nous, il aura été un modèle d’endurance et de persévérance, un coureur de fond comme il aimait se définir.
Ce qui nous amène à une autre qualité qui venait le qualifier de façon tout à fait exceptionnelle. David était un homme de plaisir, malgré ses dehors austères, parce qu’il savait les goûter une fois les ayant gagnés après d’ardents efforts. J’oserais même penser qu’il était un grand jouisseur, mais seulement des plaisirs difficiles à conquérir. Il méprisait la facilité au point de s’aliéner des gens autour de lui. Mais c’est à ce prix qu’il savait se détendre après un dur labeur que lui seul s’imposait. Cette apparence d’une discipline sévère cachait un goût réel pour le plaisir, mais encore une fois à la seule condition de se battre pour l’acquérir. Plusieurs ont remarqué sa grande capacité d’agir au second degré, prenant une distance à tout premier plan. Il savait contourner les désagréments du quotidien et des vivants par son sens élevé de l’humour qu’il tenait de ses origines et de la distance critique qu’il a toujours entretenue vis-à-vis de son milieu. Par-dessus tout, David aimait ce qu’il faisait, aimait ceux et celles qui l’entouraient, et ses remontrances n’obscurcissaient en rien ses relations avec son entourage qui lui démontrait, en retour, respect et déférence.
Cet homme secret, ce penseur discret s’est pleinement révélé dans ses écrits d’abord mais aussi auprès de ceux et celles qui s’intéressaient comme lui aux laissés-pour-compte, aux timides, aux humbles de notre histoire qui n’ont osé trop occuper la scène qu’ils auraient pu pourtant prendre comme bien d’autres l’ont fait avant eux sans gêne. Il était semblable à ces artistes peu connus qu’il a révélés alors qu’ils vivaient à l’écart des bruits, souvent sur une île, même imaginaire, dans un atelier perdu ou encore cachés dans la foule pour mieux préparer une œuvre dans le silence de leur intérieur. C’est à cet écho qu’il prêtait attention comme pour dire: «parlez un peu moins fort, il y a des notes au loin d’une musique insondable que nous devrions écouter avec plus d’attention». C’est ce qu’il a fait toute sa vie durant: laisser venir à lui ces bruissements de fond qui sont venus nourrir son œuvre et que nous aurions grand intérêt à fréquenter en soulignant l’apport de sa grande valeur.
David, sondeur de l’insondable, tu seras pour encore longtemps notre guide. Sachant naviguer dans les eaux profondes et sombres, tu auras fait remonter à la surface des perles d’une rare beauté. Car la beauté, tu la cherchais en toutes choses, surtout si elle se cachait derrière une roche vulgaire, un caillou sans éclat. Car tu savais que le plus beau n’est pas toujours décelable à première vue, au détour d’un unique coup d’oeil. Tu cherchais la beauté comme on cherche le bonheur, sans relâche, jusqu’à l’épuisement de tes dernières énergies. Tu nous auras marqué au fer rouge de ton exigence, noble comme le rang que tu occupais parmi nous.
Adieu, vieux frère, si tu me permets de m’inclure bien humblement dans ta famille.
PHILIPPE DUBÉ
Professeur au Département d'histoire